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Selim décroche l'appel en pleine pause de travail. Cet après-midi est particulièrement éprouvant : un immense groupe de touristes l'a embêté avec une commande complexe et impossible à retenir. La tête ailleurs, il a passé son service à échanger des regards pleins de compassion avec Mona, qui parle encore moins bien anglais que lui.

— Hé mec ! Ça gaze ?

Isidore apparaît sur l'écran du brun, tout sourire, lunettes de soleil sur la tête. Il est particulièrement bronzé, remarque intérieurement Selim. En bon animateur de colo', tout son visage est barbouillé de maquillages pour enfant, peinture et farine. Son quasi-frère a l'air de s'éclater.

— Y a eu mieux, se contente-t-il de répondre.

Isidore rebondit en racontant sa journée, épluchant toutes ses anecdotes disponibles. Selim écoute plus ou moins attentivement, sentant bien que l'appel n'a pas été lancé de manière anodine. Où veut-il en venir ? Il s'attend à tout : à ce qu'on lui parle de sa famille, de Coline, de ses amis, de lui. Mais il n'a envie de parler de rien, se repliant sur lui-même comme les escargots qu'il observe parfois dans son jardin. Remarquer ce contraste au sein de la discussion lui serre le cœur.

— Dis gros, si c'est pas trop indiscret, comment ça va toi... tu sais par rapport à ton père ?

Ah la voilà. La fameuse question qui fâche. Selim sourit pâlement.

— Tu veux que je te dise quoi ? Bien ? Mal ? Ça va juste comme ça va toujours Isidore. Mal, quoi.

Le ton pessimiste ne plaît pas au blond, dont la mine se décompose. Un silence s'installe alors entre eux et Selim respire longuement sans savoir quoi dire.

Il est à bout de nerfs... depuis il ne sait plus, tout repère au temps s'estompe en ces jours chauds : d'abord, parce qu'il se sent absolument instable et paumé vis-à-vis de Coline, ensuite parce que ses problèmes familiaux hantent chaque moment de sa vie et enfin, il se sent abominablement seul. Seul, c'est le mot. Seul dans ses pensées, seul dans sa souffrance silencieuse, seul dans ses espoirs et sa tristesse. C'est si facile au fond de broyer du noir, si aisé de n'en plus pouvoir.

Les suranalyses en tête, débordant dans chaque creux d'idées, l'affaiblissent. Alors que rien ne change ou ne se passe, tout a l'air chaotique. Le chaos vide, c'est ce que Selim croit être sa vie .

— Je vais te laisser, je dois reprendre le boulot, ment-il.

Isidore n'a pas le temps de répondre... L'appel vidéo est déjà interrompu. Une pensée terrifiante traverse alors Selim, en repensant à ses expériences passées du début de lycée où son père n'était pas encore malade. Il se souvient des soirées passées avec des potes à tirer sur des joints ou griller des cigarettes, parce qu'en fumant ces objets, on croit libérer un peu d'espace en nous.

Or, c'est cette pensée-même qui transperce Selim. Il a envie de fumer une clope. Et cette idée l'achève d'une certaine façon : le mal-être est si vaste, si banalisé en lui, si... présent, là, tout de suite, qu'il peine à se relever. Il a envie de craquer face à l'absurdité de cette pensée. Il n'a suffi que d'un appel pour sentir tout son décalage au reste du monde. 

Mais... en repensant au temps présent, à son travail, ses clients qui l'attendent... il force ses jambes à se dresser, à reprendre son plateau, à contrôler l'expression de son visage, pour y faire figurer un sourire. Le même, qu'il affichera le soir, devant sa mère. Bref, faux, mais presque authentique.

— Allez, fais-toi violence, avance maintenant.

Et malgré tout ce qui le retient, il avance.

MinceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant