Assise dans le bureau d'Amélia, Lucretia fixait pensivement une carte piézométrique qu'elle avait trouvée à l'intérieur du dossier de synthèse que la matriarche Stanhope lui avait demandé d'étudier. Une carte piézométrique retranscrivait la surface des nappes phréatiques, mais celle-ci avait quelque chose d'étrange.
La jeune Stanhope, alors âgée de quinze ans, avait dévoré toutes les données, politique, linguistique, historique, géographiques... que sa grand-mère lui transmettait et aujourd'hui, l'adolescente passait un nouveau cap : elle n'apprenait plus simplement, elle devait analyser. Or, cela faisait cinq minutes qu'elle tentait de comprendre cette curiosité de la nature qu'elle avait sous le nez.
- Grand-maman, il y a un problème de dénivelé à cet endroit. Vous voyez sous la capitale de Blanchecombe, les courbes de niveau indiquent la présence d'une petite nappe phréatique guère éloignée de la surface. Toutefois, on dirait que le niveau de réserve d'eau à cet endroit est très faible. C'est presque comme une grande caverne sous la capitale que personne n'exploite...
Lucretia leva son regard vers Amélia Stanhope. Ses yeux rencontrèrent d'abord le rouge de sa robe à crinoline, puis l'éclat de sa rivière de perles qui plongeait vers le creux de son estomac et enfin son visage pâle qui émergeait du col de dentelle. A soixante-six ans, la matriarche avait l'élégance et la noblesse d'une jeune première de vingt-cinq ans. Toujours apprêtée et calme en toute circonstance, l'adolescente ne l'avait jamais vu autrement, aussi digne qu'une gravure de mode. Quand je serais adulte, c'est à elle que je souhaiterais ressembler, songea Lucretia en son for intérieur.
- Vous n'avez pas regardé les autres documents avant de poser votre question, ma bichette. Jetez aussi un coup d'œil à la date de la carte, déclara paisiblement Amélia en pointant un doigt vers le reste des feuillets.
Sur ce, sa grand-mère se renfonça dans le fauteuil près de la cheminée et poursuivit la lecture de son roman, sans plus prêter attention à Lucretia, rouge de honte, qui repartait à l'assaut du dossier.
– La carte remonte à quatre-vingt-dix ans... Je ne vois aucune autre mention dans les archives actuelles, aucune exploitation... Les combiens semblent avoir oublié l'existence de cette nappe, cette grotte quoi que ce fusse...
– A notre époque, les politiques négligent les Archives. J'en sais quelques choses. Celles de Blanchecombe ne sont tenues que par de vieux gâteux qui amassent dans le désordre le plus total, sans même comprendre la richesse de ce qu'ils ont entre les mains. Et c'est ainsi que des informations se perdent, disparaissent, se mêlent à d'autres faits pour s'éloigner de la réalité... C'est aussi à cela que nous servons : à se souvenir de ce que tout le monde à oublier.
– Mais c'est impossible de tout retenir ! Cela ferait trop pour une simple mémoire humaine ! s'exclama Lucretia en bondissant sur sa chaise.
– Tempérez vos humeurs, ma bichette. Pourquoi croyez-vous que nous conservons tous ces papiers ? Pas pour le plaisir, je vous assure. L'organisation d'une bonne bibliothèque et la capacité à savoir où trouver une information c'est ce que j'essaye de vous enseigner en plus de travailler votre simple mémoire. Je doute que vous reteniez véritablement l'existence de cette nappe, mais si jamais il y a un problème avec elle, vous serez en mesure de plus vite identifier sa source et surtout où trouver des réponses à vos questions. Ce doit être ainsi pour tout.
La voix d'Amélia était soudain plus grave, plus dure. L'adolescente se rassit, mains sur les genoux, visage baissé. Une idée la traversa soudain en réalisant le potentiel d'une cavité si proche de la surface, et elle se redressa aussi vite qu'elle s'était assise.
- Oh, mais si... !
- Quoi donc, ma chérie ? lança Amélia.
Lucretia étudia plus attentivement la carte et sa bonne humeur retomba comme un mauvais soufflé.
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En un tour de cadran
ParanormalLa Famille Stanhope n'est plus que l'ombre d'elle-même. Exilée dans le royaume de Blanchecombe et menacée de mort, elle vit dans le vain espoir de retrouver son âge d'or. Sa seule richesse : une énigmatique montre qui n'indique pas l'heure, mais qui...