Premier souvenir

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– Tia, où es-tu ma bichette ?

La gamine étouffa un rire dans sa main. Son frère, les joues pleines de petits fours, remit discrètement la nappe qui cachait la fillette et s'appliqua à regarder innocemment ailleurs. Il attira le regard amusé de plusieurs invités qui détournèrent également les yeux. Pendant ce temps, traversant la foule tel un navire au milieu des vagues, Amélia Stanhope fouillait la foule de leurs hôtes du regard.

La réception en l'honneur de l'anniversaire de sa fille battait son plein au rez-de-chaussée de l'immense manoir en plein cœur de la capitale du royaume de BlancheCombe. Cachée au milieu des projecteurs et de l'élégante aristocratie, la famille Stanhope menait habilement sa barque, sous la direction attentive de la matriarche qui était en train de rechercher sa petite-fille, supposée être au lit depuis une heure déjà.

Sa fille et son gendre étaient accaparés quelque part à l'autre bout du salon, la responsabilité de rechercher l'indomptable gamine revenait donc à sa grand-mère, et l'air aussi innocent qu'un escroc en pleine arnaque de son petit-fils attira immédiatement son attention.

– Bonsoir Auguste, aurais-tu vu Lucretia ?

L'enfant sursauta et cacha derrière son dos l'assiette de tartelettes à la chantilly et à la crème de marron qu'il avait réussi à subtiliser discrètement sur le buffet.

– Heu... Répondit-il en suant à grosse goutte, soudain à court d'inspiration.

Amélia se trouva partagée entre la lassitude et immense vague de tendresse : ce garçon se révélait un menteur patenté redoutable en présence d'inconnus, bien plus doué que sa sœur pour la dissimulation, mais quand venait le temps de mentir à Lucretia et à elle-même, il perdait tous ses moyens.

Les mains croisées sur le devant de sa robe, elle se pencha gentiment vers lui et plongea son regard dans le sien.

– Auguste, ta sœur doit aller se coucher. Dis-moi où elle se cache, s'il te plaît.

L'enfant baisse timidement la tête avant d'indiquer le buffet d'où émergeait la tête de la fillette qui avait entrebâillé les pans de la nappe blanche pour voir ce qui se tramait à l'extérieur. Elle avait une chevelure brune ondulée, retenue en arrière par des nœuds de rubans bleu pastel, et sa robe indigo, gonflée par plusieurs jupons de tulle et de dentelle, avait été chiffonnée à force de crapahuter sous les tables. Ses yeux, pareils à deux éclats d'ambre, identiques à ceux de sa grand-mère, scintillaient d'indignation.

– Faux-frère ! Se plaignit-elle quand elle vit le jeune garçon la dénoncer.

En quelques enjambées, Amélia l'avait rejointe et lui tendit la main pour qu'elle se redresse. Elle la prit par la main et la conduisit hors du salon avec quelques claquements de langue réprobateur.

– Regarde un peu ce que tu as fait, ta robe est toute froissée.

Elle n'obtint pas de réponse, Lucretia avait décidé de bouder et de bien le faire comprendre en affichant une mine renfrognée et un regard noir.

– Il est tard, il faut aller se coucher maintenant, mon cœur.

Tout à coup, la jeune fille se planta au milieu du couloir, se dégagea de la main de sa grand-mère et leva le visage vers elle, des étoiles dans les yeux :

– Faîtes-moi le tour du monocle, grand-maman !

– Et tu promets d'aller te coucher ensuite ?

– Je vous le promets !

– Bien, dans ce cas, suis-moi.

Elles revinrent toutes deux sur leur pas, mais au lieu de revenir vers le salon, elles gravirent les escaliers menant à la coursive qui encadrait la salle à manger. De là-haut, personne ne les remarquait, tous les invités déambulaient au gré des mélodies égrenées par les musiciens.

En un tour de cadranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant