Chapitre 10. Au-dessus de la Terre et sur la Terre [1/2]

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Cela faisait onze mois, deux semaines et trois jours que Lucretia avait fui la capitale de Blanchecombe.

Beaucoup de choses avaient changé depuis qu'elle avait quitté Baratro jusqu'à cette nuit où son dirigeable s'était finalement coincé dans ce nuage de glace. Cela était même un euphémisme rien que de l'énoncer.

Son langage s'était dégradé, loin du ton soutenu qu'elle adoptait d'ordinaire, pour se fondre dans la masse. Son visage avait pris la teinte cireuse d'une femme qui ne dormait plus, jusqu'à lui conférer un air maladif, puis comme si cela ne suffisait pas, ses yeux étaient ourlés de larges cernes noires. Elle avait parcouru le royaume sans s'arrêter, sans jamais prendre le temps de se reposer, changeant de visage et de déguisement chaque semaine. Elle jouait ses futures destinations aux dés afin de se déplacer de manière aléatoire et imprévisible. Couplée à sa prudence constante, bien malin eut été celui qui aurait pu remettre la main sur elle durant cette année presque écoulée. Ce fut de cette manière qu'elle s'était retrouvée à prendre un aller simple pour la baronnerie d'Atolie dans le sud du royaume de CastelAnge.

Hélas, le voyage avait pris une tournure qu'elle n'aurait jamais pu envisager en dépit de toute sa prévoyance.

Main dans la main avec cette inconnue, elles couraient tout les deux dans les couloirs gelés du dirigeable. Les deux femmes s'éloignaient à toutes jambes de la salle de pilotage, loin des cadavres, et plus elles s'enfonçaient dans le ventre de la machine, plus l'air se réchauffait doucement. Sa sauveuse lui avait promis un échappatoire, mais quelle était la nature de cette échappatoire ? Toute la panique du monde ne pouvait faire taire ses craintes et ses questionnements : pourquoi cette femme, essayait-elle de la protéger ? Savait-elle bien qu'elle était une Stanhope malgré sa teinture et ses postiches ? Comment l'inconnue l'avait-elle trouvée ? Dans ce cas, l'avait-elle suivie pendant longtemps ? Un pur hasard ? Qui était-elle par les Trois Aiguilles ?

Une violente secousse les projeta toutes deux contre les parois métalliques. Les ampoules clignotèrent un instant juste avant de s'éteindre. Dans les ténèbres du couloir, seule la lueur rougeâtre des alarmes permettait de voir où elles allaient. Sonnées, elles se remirent difficilement debouts, et Lucretia put enfin se placer à la hauteur de l'inconnue. Son foulard dissimulait toujours son visage et la course ne lui permettait pas davantage de l'observer plus en détail.

Sa guide involontaire paraissait se diriger toujours plus loin dans les profondeurs du dirigeable.

- Où est-ce que vous allez ?

- J'ai un avion suspendu dans le hangar, haleta l'inconnue en guise de réponse.

Lucretia fronça les sourcils, la voix de cette femme avait un timbre étrange, un peu trop aigu peut-être. Elle la suivit malgré tout. Si des assassins capables de massacrer l'équipage du cockpit étaient à bord, il était temps de mettre le plus de distance possible entre cet endroit et elle. Les deux femmes traversèrent ensemble les entrailles de la nacelle du dirigeable, puis attinrent bientôt la soute. Accroché à des pinces métalliques à côté d'une passerelle, l'avion de l'inconnue était le seul appareil présent.

Un crissement métallique lui vrilla les tympans : sa sauveuse s'affairait sur les manettes d'un tableau de commande et activait l'ouverture du sas. Des portes comme celles d'un bombardier s'ouvrirent sous l'appareil provoquant un violent appel d'air qui fit vaciller la Stanhope. Son sac lui échappa des mains, elle chercha à le rattraper mais trop tard. Il tomba par une écoutille en sifflant dans le vent, comme une drôle de météorite. Quand elle eut retrouvé son équilibre et acceptée le fait qu'elle l'avait définitivement perdu, la jeune femme s'avança sur la passerelle en jurant contre sa maladresse. Le corps de Lucretia était lourd et ne répondait plus aussi vite qu'elle le souhaitait. Elle retint un bâillement, ses yeux la piquaient, tandis que son estomac vide criait famine. Depuis combien de temps continuait-elle de tenir ainsi sur ses dernières réserves ? Depuis quand n'avait-elle pas dormi d'un sommeil sans cauchemar ? Depuis quand n'avait-elle pas dormi un nombre d'heures suffisant ?

En un tour de cadranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant