Comme chaque jour, l'Est recrachait le soleil, avalé par l'Ouest au crépuscule. C'était l'heure mortelle où tout pouvait arriver. Ce basculement entre la faune nocturne et diurne s'opérait en silence avant la vie ne reprenne. Les lueurs fades de l'aurore balbutiante étaient brouillées par la brume qui s'élevait du sol.
Uther Flamdragon n'entendait pas encore le vrombissement régulier des dizaines de dirigeables qui sillonnaient les cieux dans la journée. Du haut du palais royal, l'homme n'était même pas en mesure d'apercevoir la ville, plongée dans les nuages, un mélange de poussière de charbons, de vapeurs d'usine stagnantes de la veille et de brouillard. Çà et là, les cheminées des manufactures dardaient leurs appendices hors de l'étendu cotonneuse, aux côtés des tours d'horloges, du dôme des temples et des serres étincelantes des grandes propriétés de Belhaven, enclave sélecte des nouvelles grandes fortunes de l'industrie du charbon et des automates.
Un mince courant d'air souleva les pans de son manteau et dévoila sa poigne crispée autour de la crosse de son revolver. Quelques éclats sanglants traversaient sa mémoire alors que ses doigts se resserraient de plus belle sur son arme. Le conseiller redoutait l'aube presque autant qu'il l'attendait, rien que pour mettre fin à ses cauchemars et à son attente.
Contrairement aux champs de batailles, ici au cœur de la cité, nul soldat ne pouvait surgir en embuscade et les égorger alors que les troupes émergeaient de leur sommeil. Uther le savait bien, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir peur. Ce sentiment s'était ancré au plus profond de son être et chaque matin, il était debout avant l'aurore. Il s'asseyait alors sur la terrasse qui clochait ses appartements en guise de toit, et jusqu'à ce que le soleil prenne pleinement possession de l'Ouest, il montait la garde.
Un courtisan quelconque ne pouvait pas comprendre cette angoisse. Il fallait avoir connu les campagnes et l'horreur des batailles pour cela. Le conseiller plaisantait souvent en arguant que pour remuer tous ces fats empoudrés, il fallait au moins une bonne guerre. Pourtant, en son for intérieur, Uther espérait que le peuple de Castelange ne soit plus jamais réduit à une telle extrémité.
Personne ne pouvait le prendre par surprise de là où il se tenait, pas plus qu'on ne pouvait l'apercevoir. De la terrasse, il gardait un œil vigilant sur les seuls êtres qui comptaient pour lui. Il distinguait ainsi sa femme, encore assoupie dans son lit, à travers les larges fenêtres de l'aile en face. Ses cheveux étaient dénoués et son visage était enfoui entre les oreillers. Béni soit le temps où la lionne dormait encore.
La grande horloge du palais sonna six heures. Avec la régularité du papier à musique, une femme de chambre toute de noire et blanc, mignonne à croquer, fit interruption dans la pièce. Morgane se levait toujours de bonne heure : elle n'était pas du genre à paresser au plumard toute la matinée comme nombre d'épouses de notables. Ses journées ne consistaient pas exactement à boire du thé en minaudant.
La silhouette de sa moitié s'extirpa de ses draps et disparut derrière un paravent, suivie de près par la femme de chambre. Le cérémonial du levé se déroulait comme à l'accoutumée. Le regard d'Uther s'abaissa enfin de quelques étages. La section du palais qui abritait le conseiller et sa famille était composée de deux petites ailes parallèles reliées par une travée de voûtes, haute d'une dizaine de paliers, qui jouait le rôle de lien entre les deux ailes formant ainsi un curieux complexe en « U ».
Uther occupait la première aile et son épouse celle d'en face, leur fils unique résidait dans une suite située au cœur de la travée. Au milieu de cette dernière, une coupole en verre laissait apparaître une floraison exotique sublime en plein mois de septembre. Lorsque Maxime recevait un de ses amants ou amantes, il aimait l'éblouir par le faste luxuriant de sa serre privée. Il fallait croire que la vue unique sur le palais ainsi que sur la ville aidait également à compléter l'entreprise de séduction. D'ailleurs, depuis la réception du « cadeau » de Blanchecombe, ce Fenice, il ne dormait plus que là.
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En un tour de cadran
ParanormalLa Famille Stanhope n'est plus que l'ombre d'elle-même. Exilée dans le royaume de Blanchecombe et menacée de mort, elle vit dans le vain espoir de retrouver son âge d'or. Sa seule richesse : une énigmatique montre qui n'indique pas l'heure, mais qui...