Chapitre 3. Le goût de la cendre [2/2]

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Le visage d'Auguste, son catogan ainsi que ses bonnes joues rondes, s'imprimèrent dans son esprit. Lucretia, le visage décomposé, attrapa l'homme par le col, s'appuyant sur sa colère pour s'empêcher de fondre en larmes :

- Qu'est-ce que vous racontez, espèce de fumier ? Mon frère n'est pas mort, mes parents ont péri en voulant aussi faire exploser ce foutu Parlement ! Mon oncle n'aurait jamais monté une deuxième fois une expédition !

La colère était un bandeau autour de ses yeux, un labyrinthe de brume autour de sa raison. Les vérités et les évidences tournaient en boucle, et en opposition avec les faits qu'on lui mettait sous le nez. Lucretia secoua alors la tête comme pour chasser la confusion qui s'installait sous son crâne. Il n'était pas envisageable que son oncle ait pris une telle décision.

Ses doigts remontèrent vers la gorge de son vis-à-vis. Son visage n'était qu'à quelques centimètres du sien et d'un regard, ses yeux d'ambre étincelant de rage, elle le crucifia sur place :

- A présent, dites-moi qui vous êtes. Vous parlez trop bien pour être un pauvre voisin alcoolique.

La respiration de l'homme était hachée, mais cependant suffisamment distincte pour qu'elle comprenne :

- Votre oncle, mademoiselle... Il m'a dit de vous prévenir si cela tournait mal ... On commence à nous regarder, mademoiselle...

Lucretia balaya la rue du regard. Il était l'heure du déjeuner. Les ouvriers sortaient des usines et zyeutaient d'un air appuyé leur altercation. La rage descendit plus bas dans son torse et libéra sa gorge suffisamment pour que ce soit d'une voix dangereusement calme qu'elle réponde :

- Allons à l'intérieur.

Elle adressa un sourire qu'elle voulait rassurant, à la cantonade, et le battant de la porte en se refermant, les effaça à la vue de tous. La jeune femme passa une main sur son visage, compta jusqu'à trois et se retourna, mains dans le dos pour ne pas être tentée de sauter une seconde fois à la gorge du voisin.

- Je vous conseille d'être concis.

Entre le beau buffet marqueté, les fauteuils tapissés au lustre passé mais élégants et le luminaire de cristal, le petit bonhomme ne payait pas de mine. Comme un chien boueux qui serait rentré sans l'autorisation de son maître. Menton haut, elle le toisa, dans l'attente d'une réponse qui tardait. Le bougre cherchait ses mots. Cette hésitation lui était insupportable, tout comme sa lenteur d'esprit était exaspérante.

Francoeur n'était pas mort. C'était une certitude au plus profond d'elle, l'angoisse passée, cela lui semblait évident. Elle l'aurait su sinon. Elle n'y croirait que lorsqu'elle aurait la preuve.

Le rythme du balancier de la grande horloge battait la mesure du temps, épousant dans un rythme ralenti celui des battements de son cœur. Les minutes lui filaient entre les doigts. Si elle restait trop longtemps, la maison elle-même devenait dangereuse : l'heure était à la fuite.

- J'attends une réponse.

Il trouva enfin ses mots.

- Votre oncle m'a recruté le jour de votre arrivée. Il est venu me voir hier et m'a dit que si Monsieur votre frère et lui-même ne revenait pas...

- Vous êtes de Castelange ?

L'ivrogne rejeta ses épaules en arrière et menton bien haut, claqua des talons.

- Mourir peut-être, vainc toujours.

En réponse à la devise du royaume de Castelange, Lucretia claqua des talons à son tour. Heureusement qu'ils étaient rentrés. Par les temps qui courent, une pareille profession de foi pouvait lui valoir un interrogatoire pour soupçon d'espionnage.

En un tour de cadranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant