Chapitre 35

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Le sommeil dans lequel j'étais plongée paraissait superficiel. Ma conscience était là, à une distance infime de moi, mais j'étais incapable de la saisir. Je n'étais plus qu'une âme perdue au milieu des ombres. Parmi elle je distinguais mon visage, dur et déterminé qui me rendait mon regard. Puis l'obscurité gagna ma peau et elle partit en fumée avant d'être balayé par un vent glacial. Les cadavres des Dembsky apparurent. Ils souriaient tandis que leur peau blafarde se flétrissait doucement, le corps étendu au milieu d'ombres mouvantes prêtes à les engloutirent. Ils ouvrirent la bouche et un cri aigue s'en échappa, celui d'une fille brulée vive qui avait longtemps hanté mes cauchemars. À ce cri s'ajoutèrent bientôt ceux d'innombrables inconnus qui apparaissaient autour de moi. Leurs corps étaient en lambeaux et leur sang s'écoulait mollement jusqu'au sable de l'arène, propageant sa souillure dans toutes les directions en chassant les ombres. L'odeur insupportable de la mort emplissait mes narines à mesure que leurs corps s'affaissaient à leur tour tel des pantins dont on viendrait de couper les fils. Aucune nausée ne vint pourtant me retourner l'estomac pour la simple et bonne raison que mon corps n'était que fumée et ombres superposés.

Je m'avançai au milieu des cadavres et le visage de mes anciens amis émergèrent au milieu de tous ces inconnus : Ines, Pauline, Hugo, Arthur, Elena, Alice... Ils étaient tous là. Leurs yeux vides me fixaient, accusateurs. Ils n'étaient pas morts, pas tous du moins et je n'étais pas responsable de leur sort, mais les voir ici me fit réaliser à quel point je me sentais coupable quand même. Coupable de n'avoir pas pu utiliser mes pouvoirs pour les sauver, coupable d'avoir laissé mes amis fuir Paris sans moi, pour moi. Coupable de n'avoir rien fait pour retrouver Alice. Coupable, immensément coupable de n'avoir strictement rien fait pour personne durant ces cinq derniers mois. Quand ils se désintégrèrent tel un château de sable soufflé par un vent trop violent, je tentai de les retenir, mais mes mains aussi inconsistantes que leur corps s'enfoncèrent dans la fumée noire et opaque. Il n'y avait plus que moi, seule au milieu d'une nuit dépourvu d'étoiles.

Je ne souffrais plus ici, pas physiquement du moins, mais si j'avais eu un corps, je sais que j'aurais hurler et pleurer jusqu'à ce que ma voix se rompe et que la fatigue m'emporte. Ici, j'étais incapable de réparer mes erreurs, incapable de demander pardon à ceux que j'avais blessé ou de comprendre ce qui s'était passé dans cette arène et ensuite. J'aurais voulu tout effacer, rentrer chez moi à Paris et rester caché dans ce havre de paix qu'était mon petit appartement aux murs trop fins. J'aurais aimé que rien n'ai jamais changé dans ma vie, aucun morts, aucune souffrance.

J'ouvris les yeux sans me rappeler à quel moment exactement je les avais fermés et vis la bulle qui m'entourait, tel un dôme protecteur. Elle n'était pas invisible, mais transparente et étrangement luminescente. Les ombres à l'extérieur léchaient sa paroi avidement, glissant de part en part pour trouver une entrée jusqu'à moi. Le petit être recroquevillé en son centre.

Puis Aaron apparut. Il était là, à moins d'un mètre de moi et pourtant il me paraissait si loin de l'intérieur de cette bulle. Il était tel que je l'avais vu la première fois, froid, inquiétant, son regard dur me transperçait.

— Je suis désolée, soufflai-je en contemplant l'angle parfait de sa mâchoire se contracter.

Il ne répondit pas et se planta devant la paroi, presque assez près pour la toucher, mais encore trop loin de moi. Je me levai et me rapprochai de lui, hypotonisée par le mouvement des ombres sur sa peau et le gris d'acier de ses yeux. J'aurais voulu qu'il sourit, même si ce sourire n'aurait été qu'un énième mensonge. Il n'en fit rien. Ces bras étaient recouverts de marques rouges, de cloques et de lambeaux de peau noircies. Mais au niveau de mon poignet, là où aurait dû se trouver son tatouage de P-gène, il y avait le symbole d'une hydre. Ce détail me dérangea plus qu'il n'aurait dû, j'avais la sensation que ce n'était pas sa place. Que cette hydre n'avait rien à faire là. L'hydre c'était Blue, l'hydre c'était moi, pas Aaron.

Il leva la main, comme pour me permettre de détailler la créature. Le dessin n'était pas fidèle, ce n'était qu'une forme noire qui tranchait sur sa peau blafarde, seulement six têtes qui s'agitaient au-dessus d'un corps informe. Lorsqu'il posa la main sur le dôme, les ombres s'agitèrent et m'attaquèrent, grignotant la paroi lumineuse comme une armée de rongeur affamé. Ses yeux gris ne contenaient désormais qu'une rage sourde et aveugle. Je l'avais tué, il le savait et il voulait ma vie en retour. Je levai une main vers ma poitrine et tâtai le trou qu'avait laissé son épée. Lui aussi m'avait tué ! De quel droit essayait-il encore de s'en prendre à moi ?

La colère gronda au fond de moi, dévorant la peine et la douleur et mes éclairs jaillirent autour de moi, en moi, partout dans cette minuscule bulle jusqu'à ce que les ombres reculent. Alors je posai ma main sur la sienne et lui rendis son regard.

J'avais tué Aaron, cette vision cauchemardesque de lui n'était que le vestige de ma culpabilité et il était hors de question de me laisser consumer maintenant. Pas après tout ce que j'avais dû faire pour sortir de cet enfer.

Alors je traversai la paroi qui nous séparait comme s'il ne s'agissait que d'un voile entre nous et posai délicatement ma main sur sa joue. La foudre s'abattit autour de nous. Son corps brûla, se décomposa doucement, comme ronger par un acide invisible et son magnifique visage se tordit dans un masque de douleur qui acheva de me briser.

Il n'y avait plus rien à sauver, j'étais devenue un assassin et tout ce que je touchais finissait par mourir. Voilà la vérité. J'avais échoué.

Je n'étais parvenue à sauver personne, pas même moi.

Mais je me rattraperai, lorsque j'ouvrirai de nouveau les yeux, je ne serais plus Aloys Braune, l'étudiante parisienne. Je serais Aloys et quiconque s'en prendra à mes proches aura affaire à moi. 

Aloys (Tome 1) : lightning and shadowOù les histoires vivent. Découvrez maintenant