De l'autre côté du pont

ℕ𝕀ℕ𝔼

RAIN

Chapitre neuf

L'entendre me raconter tout dans les moindres détails me ramène à la nuit où nous nous sommes rencontrés. Des flashs me reviennent et je me souviens qu'il m'avait déjà confié une partie de cette histoire, mais je l'avais oublié. Volontairement ou non, je ne sais plus.

Alors je me mets aussi à tout lui raconter, ne sachant pas par où commencer.

- Moi, j'ai tué mes parents.

Il ne bouge pas d'un pouce, n'émet aucun jugement. Il attend simplement.

- Mais ce n'est pas ce qui m'a poussée à me rendre sur ce pont. J'ai perdu ma sœur.

Les mots viennent avec difficulté, parce que c'est la première fois que je raconte à voix haute ce qu'il m'est arrivé. Ce qui me tourmente tant.

- J'avais genre... six ans. Il neigeait un maximum, ce jour là. J'ai fait une colère énorme, je voulais à tout prix aller faire de la luge. Mes parents me cédaient tout, je n'avais qu'à réclamer. Et ce jour là, ils m'ont dit non. J'étais une petite fille colérique, insupportable. Alors j'ai enfilé un bonnet, j'ai emporté ma luge et j'ai fugué. J'avais six ans bordel, j'ai vraiment des problèmes.

Je me remémore la scène qu'un tas de psychologues m'ont aidé à me rappeler. J'aurais préféré tout oublier, mais il paraît que c'était la meilleure des thérapies. Enfin... seize ans plus tard, quelques trucs m'échappent parce que j'essaie de ne plus m'en souvenir.

- Mes parents s'en sont rendus compte je ne sais pas combien de temps plus tard, mais ça été rapide. J'ai eu le temps de faire deux ou trois glissades. J'étais trop heureuse.

Je me relève en secouant mes jambes prises de fourmillements. Je déteste étaler ma vie, mais je déteste encore plus me rendre compte que ça me fait du bien.

- Ma mère m'a attrapé par la main, et m'a mise dans la voiture. Ils ne m'ont même pas grondée. Du coup, j'étais encore plus surexcitée. J'ai retiré ma ceinture, j'ai ouvert la portière qui n'était pas verrouillée. Mon père s'est retourné, l'air affolé. Il a hurlé jusqu'à ce que j'arrête de gigoter dans la voiture. Je ne l'avais jamais entendu hausser le ton, j'étais surprise et je voulais tester ses limites, je suppose. Je me suis mise à chanter une mélodie insupportable, mains sur les oreilles. La neige empêchait à mon père de voir correctement, et deux minutes d'inattention ont suffit. Un coup de volant vers la gauche pour essayer de m'attraper le bras afin que je me taise et que je me rattache... et une voiture nous a foncé dedans. J'entends encore le klaxonne insupportable de la voiture résonner. J'étais la seule à ne pas être attachée, je suis la seule à être encore en vie.

Eli se lève et attrape mes mains, l'air inquiet.

- Tu n'avais que six ans ! Et peu importe l'âge, en fait. Tu n'as pas tué tes parents.

Je ravale les larmes qui menacent de couler et passe les mains dans mes cheveux en levant les yeux au ciel.

- C'est ce que tout le monde m'a dit. Mais si je n'avais pas pété un câble ce jour là, ils seraient toujours en vie. Vrai ou faux ?

Il ne donne aucune réponse, sachant que j'ai raison.

- Enfin bref, en sortant de l'hôpital, une gentille petite dame m'a en gros annoncé que ma vie serait dorénavant une succession de merdes et d'angoisses. J'ai été placée en Maison d'enfants à caractère sociale, une Mecs. Je suis passée par deux familles d'accueil que j'ai tellement ignoré qu'elles m'ont rendue. Une fois les dix ans passés, plus personne n'a voulu de moi. Je passais ma colère sur tout et n'importe quoi : les éducateurs n'en pouvaient plus. Et un jour, une petite fille est arrivée. J'avais douze ans, et une mini tête de six ans à débarqué, valise en mains. Son doudou toujours collé à son nez, elle ne m'a pas adressée la parole pendant au moins deux mois. Alors je lui racontais ma vie, c'était un peu comme ma coloc, tu vois. En elle, je revoyais la petite Rain de six ans, arrivée ici au même âge.