À peine mes genoux heurtent-ils le sol que le capitaine descend de son cheval, se munit de son arbalète et la pointe vers moi. Je le regarde faire, indifférente.
— Pas un geste !
— J'ai l'air de vouloir bouger ?
Les mains en l'air, je le laisse me menotter comme si j'étais un vulgaire animal destiné à l'abattoir. Il les serre un maximum puis me fait me relever avant de m'offrir un grand sourire narquois.
— Si cela ne tenait qu'à moi, tu serais déjà morte et enterrée.
Je lui crache presque dessus :
— Heureusement, cela ne tient pas qu'à vous.
Et j'ai assez de force pour lui rendre son même sourire narquois. Il tire alors sur mes cheveux, me fait esquisser une grimace et sa voix tinte dans mes oreilles :
— La finalité sera la même, que tu meures ici ou en place publique ne change rien à mes yeux. Avance, maintenant !
Je grince des dents et avance, sans broncher. Alors qu'il remonte en selle, deux soldats m'escortent à pied. Je me contente d'assassiner du regard ce capitaine qui mériterait un bon coup de genou bien placé. Plus j'avance, plus mon cœur se serre. Avec toujours un peu d'espoir, je tourne la tête à chaque coin de rue pour tenter d'apercevoir William, en vain. Je n'ose même pas imaginer ce qui a pu lui arriver.
Nous remontons la grande rue principale d'une lenteur qui me rend fébrile. Les gens s'écartent à notre passage et chuchotent dès qu'il nous voit.
— C'est la princesse ! dit l'un.
— On dit qu'elle se fera exécutée en place publique dès demain ! répond l'autre.
— Tant mieux, je n'ai jamais aimé cette famille de bourges...
Je tourne la tête, les fusille du regard l'un après l'autre, émanant toute la colère dont je dispose. Ils baissent chacun la tête et je continue d'avancer, silencieuse.
— Profite de la balade, chantonne le capitaine, ce sera sans aucun doute la dernière pour toi. À moins que tu ne considères le chemin jusqu'à la potence comme une promenade.
Il me nargue et je l'ignore. Je balaie des yeux le paysage qui s'offre devant moi, mettant mes pensées de côté. À quelques dizaines de mètres, ma maison se dessine. Le portail est ouvert, au loin on peut apercevoir toujours le même manoir qui se dresse, imposant. D'année en année, siècle après siècle, ce palace a laissé vivre des générations de de Montancourt. J'ose espérer que ma sœur est à l'intérieur, avec Ander et qu'ils se portent bien. J'ose espérer que William s'y trouve et que je pourrai leur dire au revoir. J'aimerais m'excuser, leur avouer que j'aurais aimé être plus ouverte avec eux, gentille et serviable. J'aimerais dire ce que j'ai sur le cœur à Eileen, lui confier la vérité. La vérité qui m'a clouée de nombreuses nuits, qui m'a empêchée de dormir de nombreuses fois. La vérité sur ces actes insensés que j'ai laissé faire.
Nous passons le portail et un million de souvenirs me submergent.
Eileen qui court dans le jardin, du haut de ses dix ans, chasse un papillon.
— Bianca, j'ai quelque chose pour toi.
Elle me sourit de ses dents manquantes. Je m'approche d'elle, un air curieux au visage.
— Ferme les yeux !
Je me vois fermer les yeux, sautillant sur place, en attendant. Je n'ai que sept ans, et pourtant, je suis aussi vive que l'éclair. Soudain, quelque chose m'effleure le visage. Je rouvre les yeux pour voir qu'Eileen est en train de souffler sur un pissenlit et que celui-ci vient s'éparpiller sur ma figure.
Nous éclatons toutes les deux de rire et bientôt, Eileen se met à courir.
— Eileen, Bianca, venez ici !
Ma mère nous appelle. Nous rentrons au manoir et à peine avons-nous passé la porte que ce souvenir s'estompe.
Nous arrivons à la moitié du jardin et mon cœur se met à tambouriner fort dans ma poitrine. Au loin, des silhouettes se dessinent sur le perron. J'ai peur. Je n'ai pas juste peur, je suis terrifiée. Cette crainte vient se nicher dans mon ventre et je refuse d'affronter la réalité en face : je suis toute seule. Je m'arrête de marcher mais les soldats dans mon dos me poussent, me tirent par le bras alors que je me débats, je hurle, je ne veux pas. Ces deux silhouettes se rapprochent mais je ferme les yeux. Je me noie dans mon monde, je refuse de les regarder.
Puis soudain, on ne me pousse plus. Je sens que les soldats s'écartent et des pas sur le perron m'indiquent que quelqu'un est en train de me rejoindre. Des doigts m'effleurent la joue et je retiens un haut-le-cœur.
— Allons, Bianca, rouvre les yeux.
Cette voix, elle me hante chaque nuit. Il m'a volé ma vie, mes souvenirs, tout ce que j'étais. Je serre les poings, rouvre les yeux et affronte son regard. Lord Herndon se tient devant moi, un sourire cruel aux lèvres. Il est toujours le même. Les cheveux grisonnants, la peau claire et cernée de rides. Petit et trapu, je sens mes narines se dilater au fur et à mesure que je le dévisage.
— Tu m'as manquée, tu sais.
Derrière lui, Lorcan se tient. Plus grand, plus fort, ses yeux me dévisagent avec nonchalance. C'est à ce moment précis que je comprends l'air de ressemblance. Ils ont le même regard, les mêmes traits. Si Lorcan est plus beau, c'est sûrement dû à son âge. Dans tous les cas, les deux m'inspirent une haine sans égale.
— Alors, tu ne parles pas ? raille Lord Herndon.
Ses dents sont jaunies par l'alcool. Si j'avais les mains libres, je lui écorcherais le visage de mes ongles. Si j'avais les mains libres, je lui sauterais dessus, je ne lui laisserais pas une seconde de répit, une seconde de vie à profiter.
— Elle m'en veut encore d'avoir tué son bien-aimé, lance Lorcan, un sourire de conquérant aux lèvres.
Je suis touchée en plein cœur. La hargne sur mon visage s'en va lentement, pleinement. Je repasse en boucle la scène dans ma tête, en boucle en boucle en boucle... Rewind ne s'est pas débattu. Il m'a laissée toute seule, il m'a abandonnée avec ces monstres. Seul Dieu sait ce qu'ils comptent me faire à présent. Lord Herndon pourrait décider de me faire subir deux semaines de pure torture avant que je sois enfin exécutée.
— Père, si tu savais à quel point il était pathétique. On le vante comme l'un des meilleurs soldats du monde entier et il a été incapable de se défendre ! s'exclame Lorcan en éclatant de rire.
— De vaillants soldats laissent parfois paraître un cœur d'artichaut.
— Il est vrai. Son amour pour Bianca l'a tué, sans aucun doute.
Il dit faux. Il ment sur toute la ligne. Rewind a été le meilleur soldat qui puisse exister, il s'est toujours battu vaillamment et sans fierté. Il a toujours su se montrer bon et honnête, franc et droit dans ses bottes, à quelques petites exceptions près. Les larmes perlent aux coins de mes yeux alors que les deux hommes continuent de se moquer ouvertement, de salir sa mémoire. C'en est trop. Je fonds en larmes silencieusement alors que Lorcan arrête de parler.
— Allons, Bianca, il est inutile de pleurer pour si peu. Ce qui est mort est mort.
— Oh, je crois qu'il m'a dit quelque chose avant de mourir, si je me rappelle bien, souligne Lorcan. Je ne me souviens pas exactement. Ce n'est pas important après tout !
Mes ongles viennent déchirer la peau de mes mains tant la douleur est insupportable. Rewind n'est plus là. Cette vérité me frappe comme une fatalité en plein cœur.
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𝐋𝐞 𝐉𝐞𝐮 𝐝𝐞𝐬 𝐑𝐨𝐬𝐞𝐬 | TOME 2
Romance« Et quand mon monde s'écroule, la seule solution pour moi est de m'accrocher. À n'importe quoi ou à n'importe qui. J'ai eu le malheur de me rattacher à lui. » Un an s'est écoulé depuis les tragiques événements survenus au palais, un an que Bianca...