Chapitre 11

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- Allez Ashley on se dépêche ! Ta valise dans la voiture, le téléphone dans ta poche et ta tête sur tes épaules. Vite vite.

Je ne dirais pas que les remontrances de mon père m'avaient manqué. Loin de là. Je m'apprête à enfiler mes chaussures quand il m'interrompt de nouveau.

- Et le bisou à maman ? Je sais qu'il est quatre heures du matin mais on ne sait jamais ce qui peut t'arriver là-bas.

- Papa, je vais pas mourir, c'est juste une formation. C'est comme un stage ! Ils vont pas m'envoyer en mission non plus.

Je m'apprête à rebrousser chemin lorsque maman ouvre la porte de sa chambre en grand. Ses cernes sont toujours visibles, or le fait qu'elle soit venue me voir par elle-même montre un grand progrès. Contente qu'elle recommence à faire des efforts, je lui fais un gros câlin et un adieu dramatique, ce qui la pousse à esquisser un petit sourire. C'est tout ce que je demande, une once de joie sur ce visage déconstruit. Je rejoins mon père, m'installe à l'avant de la voiture et attache ma ceinture. Quelques instants plus tard, nous démarrons. Depuis la porte d'entrée, maman nous dit au revoir.

- Rappelle moi, c'est quand que ton lycée t'offre des heures de conduite ?

Mon lycée est réputé pour accompagner les élèves jusqu'à leur entière autonomie. Alors dans le cursus est présent une trentaine d'heures de conduite afin d'obtenir les bases nécessaires à l'obtention du permis. Beaucoup d'autres activités ou « formations » sont proposées. En début d'année, en dehors de la cérémonie, rien ne paraît extraordinaire. Mais une fois l'ambiance posée, les amis faits et les vacances de la Toussaint passées, les premières surprises apparaissent. Je ne saurais vous dire ce qui nous attend cette année, vu que le Direction excelle dans l'art du mensonge et de la rumeur. N'ayant pas moi-même l'information, je décide de répondre vaguement à mon père.

- Pas au premier trimestre, il faut le temps aux élèves de s'adapter, tu sais bien.

Mon père répond par un soupir. Je décide de poser une question qui me turlupinait depuis mon départ en septembre.

- Papa... Tu peux me dire pourquoi maman a fait une rechute ?

Au bout de plusieurs minutes de silence, j'abandonne l'espoir d'obtenir quelconque réaction, et tourne la tête contre la vitre. Nous en avons pour deux heures de voyage, j'ai bien le temps de me faire une petite sieste. Une heure plus tard, mon père interrompt ma somnolence en commençant à parler.

- Écoute Ashley, concernant maman... Tu sais, elle n'a pas supporté ce qui s'est passé. Tu te souviens autant que moi dans quel état elle était.

- Et moi, on en parle ? dis-je avec colère.

- Je sais que ce fut difficile pour toi. Ça l'a été pour nous tous. Contrairement à ta mère, tu es passée à autre chose plutôt vite.

- Parce que six mois c'est rapide peut-être ?

Je n'acceptais pas qu'il me parle de l'accident comme si de rien n'était, et comme si ça ne m'avait aucunement affecté. J'en avais souffert chacune des heures du jour et de la nuit. L'insomnie était devenue ma seule amie. Je ne bougeais plus de mon lit, refusais de me nourrir et oubliais parfois de respirer. Le tout m'a valu plusieurs allers directs pour l'hôpital.

- Non je ne dis pas ça. Je sais que toute ta vie tu t'en souviendras et que jamais tu ne pourras oublier. Cependant aujourd'hui tu te portes mieux. Tu te souviens lorsque tu as exigé de moi de ne plus jamais parler de cette histoire ?

- Je m'en souviens comme si c'était hier.

- Et pourtant ça fait trois ans. Tu avais lâché toute ta colère ce soir-là, les larmes avaient coulées, des vases ont été cassés et tu hurlais au ciel toute ta rancœur et toute l'injustice d'exister dans un monde où les gens autour de toi continuaient de vivre comme si de rien n'était. Alors que le pire était arrivé.

Il n'est pas obligé de me remémorer tout ça. Je suis autant au courant que lui. Un souvenir pareil ne s'efface pas. Je me souviens même de la couleur du sang qui a coulé sur ma main après avoir réduit un miroir en poussière. Il était rouge pâle, comme si lui aussi souffrait de ce manque. Les gouttes tombaient sur le verre brisé, et il me renvoyait le reflet de quelqu'un que je ne reconnaissais pas. Une personne faible, autant brisée qu'il l'était.

- Le jour suivant, tu agissais comme si tout allait bien. Nous nous sommes inquiétés dans un premier temps. Puis nous t'avons vu sourire, donc nous avons décidé de te suivre dans ta démarche. Maman a repris des couleurs et s'est retrouvée un boulot. J'ai recommencé à sortir avec des amis et à apprécier mes collègues malgré leurs airs supérieurs. Notre famille vivait dans une maison où se cachait un terrible secret, mais cette même famille avait décidé de passer à autre chose... Et de vivre. Tout ça, c'était grâce à toi.

- Alors pourquoi maman a rechuté ?

Mon père laisse quelques secondes où ne se fait entendre que le vent frapper les vitres de la voiture.

- Pendant les vacances d'été entre ton année gold et emerald, ta maman a reçu un coup de fil. C'était un sauveteur des montagnes. Il avait... Il a ... Il était resté... intact tu sais. Le... Son... Sous la neige...

- Ne rajoute rien, j'ai compris.

- Tout lui est revenu d'un coup. Le masque de maman s'est fissuré, Le mensonge dans lequel elle vivait s'est révélé au grand jour. Elle n'était pas passée à autre chose, elle avait avancé... parce que c'était la seule solution.

- Or elle n'était pas prête. Elle n'avait pas fini son deuil.

- Exactement.

- Je comprends.

Je ne sais pas quoi dire de ce récit. Si seulement j'avais pu aider ma mère comme une fille l'aurait fait, nous n'en serions pas là aujourd'hui. Je ne sais pas comment agir avec les autres, et encore moins avec ma mère. J'ai toujours cette constante impression que, quoi que je fasse, ça ne fera qu'empirer les choses. Je sens une boule se former au fond de ma gorge. Je la rejette comme j'ai toujours rejeté ce sentiment atroce, et reprend un visage neutre.

Le reste du voyage s'effectue sans bruit. Une demi-heure plus tard, mon père se gare entre deux rochers en pleine forêt. Dehors, le soleil peine à pointer le bout de son nez sous la couche de nuages. Il ne pleut pas. Du moins pas encore. J'ouvre la portière et sors. J'étire mes muscles endoloris et vais récupérer ma valise dans le coffre. De loin, j'aperçois Lola qui, comme à son habitude, fixe un point à l'horizon. J'embrasse mon père, lui souhaite un bon retour, et m'approche d'elle, traînant ma valise à roulette. Je n'y crois pas, ça va vraiment se faire.

J'ai tenté de t'oublierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant