Chapitre 5 - Mobius (Partie 2)

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Ce cauchemar – cette réminiscence infernale – commençait toujours une année auparavant, au cœur de la cité d'Apostasis la Morte

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Ce cauchemar – cette réminiscence infernale – commençait toujours une année auparavant, au cœur de la cité d'Apostasis la Morte. Mobius y contemplait, sidéré, les rues méticuleusement ordonnées dans l'humidité d'une épaisse brume matinale. Sous ses pieds, il sentait la fraîcheur des pavés alors qu'il déambulait et se laissait submerger par la hauteur vertigineuse des bâtisses. Ces étranges édifices cubiques et impersonnels, taillés avec précision dans une roche noire et homogène, s'aggloméraient pour former un quadrillage parfait de ruelles étroites. Chaque mètre carré, dépouillé de tout symbole et vide de toute activité, s'avérait si propre, si froid et si sombre que personne n'aurait pu croire une seule seconde que derrière ces murs dépourvus de porte et de fenêtre, des créatures s'organisaient pour survivre à leur quotidien. Ainsi, Apostatis la Morte s'apparentait plus à un vaste cimetière peuplé de sépulcres démesurés, qu'à une métropole grouillante et fleurissante.

« Par là ! » ordonna une voix éraillée dont le timbre ne présupposait pas du genre.

Mobius n'était pas seul. Un vieillard boiteux et une fillette à la curiosité maladive l'accompagnaient. Tous les trois se laissaient guider à travers la cité par une occulte créature aux allures monacales. Celle-ci s'était présentée à eux quelques jours auparavant, alors qu'ils naviguaient dans un engin volant archaïque, un monstre bedonnant de toile et d'acier. Mobius s'en souvenait vaguement. Il s'était réveillé, pieds et poings liés, complètement nu, dans une geôle mystérieuse. Il avait d'abord entendu cette terrible voix désincarnée : un murmure derrière une porte blindée. Puis cette chose lui était apparue, camouflée sous sa longue et ample bure noire, le visage à moitié recouvert. Elle s'était adressée à lui en prononçant des paroles insensées traitant de foi, d'oubli et de renonciation, sans jamais aborder la raison de sa captivité. Mobius n'avait rien retenu. Il s'était contenté d'opiner machinalement du chef et de fixer cette bouche tordue, enfouie dans l'obscurité d'un large capuchon, ce menton pâle et décharné couvert de fines scarifications aux lignes géométriques.

Sans aucune animosité, la créature avait défait ses liens, l'invitant à revêtir une tenue similaire à la sienne. Mobius s'était exécuté sans se demander s'il avait d'autre choix. En s'habillant, il avait senti la langueur de son pouls, la lourdeur de ses gestes, une maladresse plus qu'inhabituelle. Puis, durant trois jours, il n'avait posé aucune question. Les yeux vides de toute substance, il avait simplement attendu dans sa cabine que le dirigeable le dépose près d'Apostasis la Morte, que la créature lui intime l'ordre de sortir et que le vieillard et la fillette, tout aussi égarés que lui-même, ne le rejoignent dans ce rêve éveillé, ce cauchemar intriguant.

« Encore une intersection et nous y sommes, annonça leur guide.

— Y a vraiment personne dans les rues ! constata tristement la fillette.

— Détrompez-vous, nous vivons tous ici.

— Oh ! Vous êtes beaucoup ?

— Nous sommes un seul et nombreux à la fois. »

La fillette s'extasia de cette réponse farfelue. Son visage s'éclaira d'une soudaine excitation. Derrière eux, le vieillard ricanait béatement. Mobius le pensait fou.

« Où on va ? continua naïvement la gamine.

— Vers l'Unification.

— Qu'est ce que c'est que l'humi-humification ? »

La créature se contenta d'un silence.

« C'est plus drôle du tout ! Je veux me réveiller ! » hurla la fillette.

D'un coup, rouge de colère, elle s'arrêta en croisant les bras et afficha une moue exagérément boudeuse. La créature l'ignora. Elle continua sa route et l'enfant fut bien obligé de les rejoindre au pas de course.

« C'est vraiment pas drôle du tout », marmona-t-elle, résignée.

Que pouvait-elle bien comprendre du haut de ses quelques années d'existence ?

« Ce n'est qu'une gamine », songeait Mobius.

D'ailleurs, comment pouvait-il lui-même juger de la logique toute particulière de ce monde inconnu ? Il ne suffisait plus de se pincer pour se réveiller, de crier très fort "Je veux rentrer chez moi", non ! Ça ne marchait pas. Il avait déjà essayé. Ce rêve n'en était pas un. Il s'agissait bien là de l'instant présent, d'une nouvelle réalité en quelque sorte, d'un monde à part, aussi tangible que le précédent.

« Peut-être pourriez-vous nous en dire un peu plus ? essaya Mobius.

— Laissez-nous simplement vous guider. »

Le vieillard gloussa à nouveau ; un frisson fit trembler Mobius.

« Se laisser guide ? », se demanda-t-il.

Existait-il une autre solution ? La fuite, peut-être ? Courir entre ces bâtiments sinistres, vers cette forêt insondable croisée à l'entrée de la ville ou retourner près de la plate-forme d'arrimage, là où le dirigeable ne les attendait déjà plus ? Ici au moins, malgré une compagnie peu enviable, on ne les menaçait pas. Pas encore...

« Nous y voilà », lâcha la créature.

Elle se tenait devant l'un des murs, identique trait pour trait à tous ceux qu'ils avaient croisés jusque-là. Aucune inscription, aucune anfractuosité ne le différenciait des autres. Ils présentaient tous cette même texture profondément obscure et infiniment lisse, où la lumière, prise en otage, se perdait, aveugle. Le guide y déposa une main livide et rachitique. À peine l'eut-il effleuré que des lignes s'y dessinèrent silencieusement et formèrent l'encadrement d'une large porte. La roche ainsi découpée se détacha et glissa vers l'avant, dégageant l'entrée. La brume n'attendit personne. Elle s'insinua dans le couloir qui, dévoré par les ténèbres, se dévoilait devant des yeux écarquillés. Mobius déglutit.

« Comment vous saviez qu'il y avait une porte ici ? questionna la fillette.

— Nous le savons », confirma leur guide.

Le vieillard, amusé, frappait des mains. Mobius l'observa en soupirant. La créature quant à elle s'exprima à nouveau. Son ton impassible se fit solennel.

« Jeunes aspirants, votre Unification vous attend au bout de ce chemin. »

Sans un signe d'appréhension, l'enfant s'enfonça dans le couloir, suivie rapidement par le vieillard boiteux. Mobius hésita ; il sentait ses tripes lui intimer de garder ses distances. Pourtant, non sans une grimace, il s'avança à son tour et, lorsqu'il passa le seuil, la lourde porte se referma. Il n'y avait plus d'échappatoire.


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