Mobius est terrorisé.
Qui sont ces sombres créatures qui le poursuivent dans ses cauchemars ?
Xenon, lui, est aux anges.
De quelles nouvelles odeurs sera fait demain, puis après-demain ?
Quant à Lhortie, elle est débordée.
Qui lui a foutu des troup...
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Lhortie, épuisée, referma la porte de sa cabine.
Toute la pression accumulée durant la journée s'envola, soufflée par le calme ambiant. Cette soudaine solitude lui rappelait à quel point cette course effrénée après la vie et son engouement pour l'armée n'était qu'une fuite, une échappatoire à la pensée. Durant toute cette journée, elle s'était sentie irritable, acariâtre et maladroite. Le cœur gros, elle s'approcha de sa couchette et entreprit de se défaire de son uniforme. Il l'étouffait. Elle délaça d'abord ses bottes. Les muscles de ses jambes se relâchèrent et ses doutes et ses certitudes s'invitèrent dans la sourde obscurité de sa chambre.
« Et maintenant ? » songea-t-elle.
Dès son arrivée dans ce nouveau monde, l'Enclave l'avait prise sous son aile, comme une centaine d'autres jeunes influençables qu'elle assimilait aux rangs des Cols Rouges chaque année. Alors âgée de vingt-deux ans, Lhortie, bien plus futée que les autres, avait facilement gravi les échelons en s'imposant une ligne de conduite exemplaire. Petit à petit, cette discipline s'était transformée en un besoin incommensurable de contrôle, en un besoin d'aller toujours plus loin et d'intégrer le commandement des Arches. Bien sûr, la sévérité qui rythmait sa nouvelle vie ne pouvait pas s'appliquer à tout le monde, mais là on lui avait réservé la crème de la crème, le haut du panier des délégations, les soldats les plus perspicaces et pour couronner le tout, un bâtiment de dernière génération. Quelle ironie ! Avec cette bande d'incapables qui lui tournaient autour, ses colères s'intensifiaient. Et pourtant... pourtant, elle se devait d'être le dernier barrage face à la débâcle, le dernier pilier d'un toit croulant sous les fuites et les nids d'hirondelle.
Lhortie s'extirpa de son pantalon. La question s'éternisait.
« Et maintenant ? »
À sa connaissance, l'emprisonnement d'une délégation n'était pas sans précédent. Il y avait bien eu des cas – quelques-uns. Des lieutenants avaient dû prendre les devants, régler des conflits avec des voyageurs malintentionnés, calmer les nouvelles recrues comme ce Sappir le matin même. Mais, jamais ! Oh non, jamais, on avait osé toucher à un Renonciateur.
Cette exception, ce point précis pouvait tout changer.
En effet, en jetant son dévolu sur un représentant religieux, Lhortie risquait de créer un schisme au cœur même du bâtiment, une crevasse entre les troupiers de confessions différentes. Partout dans le nord-est de l'Enclave, la Renonciation avait fait des émules. Il s'agissait d'une philosophie de vie construite autour de trois religions principales, trois niveaux progressifs de fanatisme – les Virgos pour la main, les Cors pour le cœur, les Capites pour la tête –, ainsi que trois Apostasis : la Pure, la Placide et la Morte. Ainsi, lorsqu'on abordait le sujet des plus sectaires d'entre eux, les Capites, tous les troupiers, qu'importe leur confession, préféraient se taire, car toucher aux prédicateurs renonciateurs constituait une atteinte aux racines même de leur croyance nihiliste. À elles seules, ces créatures symbolisaient la part de nous-mêmes que nous rejetions, le sel de notre peur la plus profonde.
Lhortie se souvint ainsi des paroles scandées par un missionnaire virgo.
« Renoncez, enfants des mondes inconnus ! Renoncez à vos biens ! Renoncez à tout ce que vos mains ont touché ! S'il y a un Dieu quelque part, il se joue de nous ! S'il y a un Dieu quelque part, il n'est pas amour, mais aversion. Il n'est pas soutien mais abandon ! »
Lhortie soupira et dégrafa sa brassière, dévoilant une poitrine discrète.
« Saleté de Renonciateur », songea-t-elle.
Puis l'écho inlassable reprit.
« Et maintenant ? »
Qu'adviendrait-il du Présage si la moitié de ses hommes se rebellaient contre sa décision ? Comment gérer une telle situation ? Sa propre conviction pesait énormément dans la balance. Elle devait la transmettre à ses troupiers en gardant la tête haute, en affirmant sa vérité. Strax avait vu la scène. Il semblait sûr de lui. Elle le connaissait bien. L'homme intervenait souvent dans la limite de ses assignations, mais il ne mentait pas et lui restait fidèle. Puis, il y avait Foliot, son sous-lieutenant, l'élément clé de la communication. Un homme qui savait réunir les soldats sous le même étendard, un rassembleur maladroit mais efficace. Il n'y avait pas de doute possible quant à l'identité de l'agresseur. Chester ne pouvait plus en témoigner à l'heure actuelle, mais sa mort serait le ciment qui maintiendrait l'ordre à bord.
« Prévoir les honneurs lors d'un service spécial », murmura Lhortie.
La rengaine muta en un futur à la porte de ses pensées.
« Et après ? »
Lorsque le Présage atteindrait Egydön, sa dernière étape, il lui faudrait répondre de ses actes devant ses supérieurs. Lhortie se préparait déjà au pire. Elle voyait déjà le piège se refermer sur elle, ses années de dévouement tomber en poussière et sa carapace artificielle se fissurer. C'était sûrement ce que désirait la hiérarchie, qu'elle quitte les Cols Rouges une bonne fois pour toute. Elle tiendrait le coup.
La jeune femme s'enfila dans les couvertures.
Sur sa table de nuit, un médaillon argenté reflétait la lueur de la lampe à huile. Elle repensa à son monde, à cet avant que les Renonciateurs abhorraient, à cette époque où elle n'était encore qu'une jeune femme de vingt ans. Elle repensa au combat que les femmes y livraient, chaque jour, pour gagner leur droit à la liberté, à l'égalité. Elles qui bravaient les brimades et les coups pour briser doucement un régime patriarcal instauré depuis toujours. Ici, dans ces terres perdues, Lhortie avait cette horrible impression de replonger à l'âge de pierre. Elle ressentait ce besoin naître en elle, ce combat d'ailleurs qui lui donnait les forces d'affronter les soldats lubriques, de mépriser ses supérieurs au paternalisme détestable. Elle enviait les Manticores et leur culture égalitaire du sexe unique.
Son cœur s'emballait.
« Faire taire les doutes et les questions. »
Du bout des doigts, elle attrapa le médaillon.
« Pour Alice Lhortie, lit-elle sur le revers. Puissiez-vous les retrouver un jour ! »
Elle l'ouvrit. L'intérieur revêtait un diptyque : deux visages radieux d'enfants, dessinés avec une précision photographique. Elle les observa quelques minutes. Son carcan artificiel explosa. Elle sentit la légèreté de la vie dans leur sourire, un lien unique, chaud et douloureux à la fois. Ils étaient loin. Quelque part, au-delà du Voile qui entourait les mystères de cette nouvelle vie. Ils étaient loin. Très loin.
Ses forces l'abandonnaient. Sa main se referma sur le bijou. Pendue au mur, une horloge battait les secondes. La grande aiguille indiquait deux heures passées. La petite rôdait dans son sillage. Enfin, la sérénité.