Xenon, enfin seul dans sa cabine, ouvrit son livre fétiche avec avidité. Après une longue et passionnante après-midi réservée à l'accueil des nouveaux arrivants, le délégué se devait de se pencher davantage sur l'étude de cet ouvrage de premier ordre : le Compendium des Expressions Vocales et Corporelles. Certes, son titre s'avérait pompeux, ainsi exprimé dans la langue globale, mais les Chitines – eux – n'utilisaient qu'une seule phéromone pour le désigner. Xenon trouvait d'ailleurs ce procédé supérieur à toute autre forme de communication. Grâce à celui-ci, tout devenait plus simple, plus direct et plus authentique. On pouvait alors induire à ses semblables des images complexes et même des ébauches sentimentales.
« Où en étais-je ? » songea soudain Xenon.
Puis il approcha son visage du papier et en huma les émanations.
« Chapitre 8 : Le Pouvoir du Contact », traduisit-il, à voix haute
Sur les pages qui composaient son livre, on ne distinguait pas un seul caractère d'imprimerie. Pourtant, un œil attentif pouvait observer d'insignifiantes traces irisées par endroit. Il ne s'agissait pas là de taches d'huile – ou d'une quelconque technique d'aquarelle –, mais bien de phéromones, nuancées, mélangées, exposées pour le plus grand plaisir des olfacteurs, la population de lecteurs chitines.
« Partie 1 : La Compassion Chez Les Humains », murmura Xenon.
Lorsqu'il sentit l'effluve envahir son corps, il frissonna. Son cœur se resserra, sous l'emprise d'une morsure intestine. Sa respiration s'arrêta un instant. La molécule responsable de la compassion venait de prendre possession de lui, le temps d'un souffle, d'un battement de paupière. Lors de l'olfaction, celle-ci provoquait une émotion précise, bien différente des autres phéromones qui servaient au dialogue et à la description. Pour cette raison précise, on en interdisait l'usage, sous sa forme la plus pure, au commun des Chitines. On reservait ce privilège aux reines qui ne s'en privaient pas pour amener leurs sujets à les glorifier, pour contrôler le moral des armées ou, tout simplement, pour régenter la vie des colonies. En réalité, cette substance avait tout d'une arme capable de manipuler l'esprit de celui qui pouvait la capter ; elle ne devait pas tomber entre n'importe quel tarse. Et pourtant, d'autres Chitines y avaient accès dans une moindre mesure : les Phréoscribes. Ceux-ci en diluaient l'influence jusqu'à plusieurs centaines de fois. C'était le travail de toute une vie consacrée au brassage pour parvenir à égayer leurs oeuvres et en augmenter l'immersion. On ne devenait pas Phéroscribe en crissant des mandibules.
« Reprenons, songea Xenon, avant de continuer l'olfaction.
— Imaginez-vous face à un interlocuteur humain qui a perdu un proche. »
Xenon ferma les yeux et visualisa un troupier endeuillé, assis devant lui.
« Approchez lentement votre appendice tarsal du sien. »
— Ma main de la sienne ! reprit-il en pensée.
Il mima les gestes, le nez plongé entre les pages du livre.
« Analysez sa réaction et jaugez de l'action la plus adaptée. »
— C'est la partie la plus ardue !
— Rappelez-vous de bien observer son visage. Regarde-t-il votre main ? Grimace-t-il à votre approche ? A-t-il l'air de reculer ? Entendez-vous sa respiration ou son pouls s'accélérer ? Flairez-vous l'odeur de la transpiration ? »
Xenon frémit. Cette dernière olfaction, âcre et piquante, l'incommodait.
« Si aucun de ces signes ne vous parait évident, le contact peut s'amorcer. Déposez doucement votre appendice sur le sien. Selon votre physionomie, n'oubliez pas la mimique faciale associée : relevez les bords intérieurs de vos sourcils ; baissez votre tête vers l'avant à vitesse réduite ; tentez la moue d'accommodation numéro dix ; respirez profondément.
« D'accord ! C'est à un ton près, la même expression que pour la triste mine. »
Xenon s'exerça quelques secondes. Il avait encore du mal à faire bouger chaque partie de son visage de manière coordonnée. Il ne pratiquait pas assez la parole et les interactions sociales ; ce petit voyage serait l'occasion de s'améliorer.
Il reprit l'olfaction.
« Si vous détectez des signes de répulsion, n'approchez pas votre interlocuteur. Tous ne sont pas aptes à recevoir ce type de contact. La simple mimique faciale peut alors suffire amplement dans les cultures où les rapports physiques ne sont pas chose commune, et surtout chez les Humains où les habitudes sont extrêmement variables d'une peuplade à l'autre. Pour de plus amples explications, référez-vous au chapitre concernant les sphères d'intimité des sociétés humaines.
— Hmm... Sujet très complexe. Nous verrons ça plus tard.
— Entraînez-vous régulièrement pour montrer à votre interlocuteur un sentiment de compassion. Plus vous le maîtriserez, plus vous pourrez partager l'intimité des Humains. Mais ne vous laissez pas aller aux dérives manipulatrices. En effet, la science du contact est bien plus complexe et permet, entre autres, de favoriser un comportement en ajoutant une proximité artificielle entre vous et votre interlocuteur. Vous pouvez comparer cette action à l'utilisation de phéromones interdites. »
— La manipulation inconsciente et consciente... Tout un programme.
Xenon s'extasia. Les Phéroscribes avaient fait du beau boulot en créant ces informations portatives. Dans son monde originel, il ne connaissait que les toiles immuables des Fileuses, seul support permettant à sa civilisation de conserver ses histoires et ses souvenirs lointains. Ici, dans ces terres, les races chitines se retrouvaient enchevêtrées avec d'autres. De nouvelles technologies voyaient alors le jour, parfois très anecdotiques, d'autres fois vraiment pratiques. Ce livre en particulier : Quelle superbe invention ! Un croisement entre l'imprimerie des races humanoïdes et les langages phéromonaux des Chitines. Grâce à cette association, les Phéroscribes pouvaient concevoir plusieurs exemplaires du même ouvrage, année après année, au rythme des nouvelles réalisations qu'on leur confiait. Mais leur rôle ne se limitait pas à la composition. Ils réajustaient et refaçonnaient ces livres dont les informations s'avéraient périssables. En effet, à chaque olfaction, l'olfacteur arrachait quelques précieuses molécules pour en capter les significations. Au fil du temps, les pages finissaient par se tarir et la compréhension se voyait elle aussi altérée. Les Phéroscribes se chargeaient alors d'en réapprovisionner régulièrement le contenu.
Xenon, quant à lui, prenait soin d'en étudier chaque nuance et d'en mémoriser le plus rapidement possible toutes les leçons en les énonçant à voix haute. Ainsi, il honorait par la même occasion sa caste, celle des Parleurs, tout en fixant dans son esprit les gestes et les expressions faciales les plus communément utilisés par les peaux molles. Entraîné par son olfaction, il plongeait dans un monde éthéré, hors du temps, loin des considérations du monde physique. Il pouvait en oublier ses besoins les plus élémentaires, mais ceux-ci finissaient toujours par le rappeler à l'ordre, comme en ce moment, où son estomac criait famine dans son abdomen.
Derrière le hublot de sa cabine, le soleil s'écrasait déjà sur l'horizon.
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DAEHRA
FantasiMobius est terrorisé. Qui sont ces sombres créatures qui le poursuivent dans ses cauchemars ? Xenon, lui, est aux anges. De quelles nouvelles odeurs sera fait demain, puis après-demain ? Quant à Lhortie, elle est débordée. Qui lui a foutu des troup...