Chapitre 19 - Mobius (Partie 1)

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« Ouvre grand la bouche ! » ordonna la gouvernante

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« Ouvre grand la bouche ! » ordonna la gouvernante.

Dans sa robe édentée, elle avait l'allure filiforme d'un parapluie replié. Un sombre carré de tulle estompait son regard désapprobateur. Mobius, du haut de ses douze ans, gardait les lèvres closes. Elle lui empoigna fermement le menton et lui écrasa la bouche en cul de poule.

Les ongles marquaient la peau du jeune garçon.

« Tu vas te mettre en retard ! »

La main resserra son étreinte ; il se résigna.

« Voilà, mon petit oisillon ! » s'extasia-t-elle en lui glissant une pilule dans le gosier.

L'enfant déglutit ostensiblement et courut vers le hall d'entrée.

« Reviens par ici !

— Oui M'dame ! »

Il traînait ses souliers sur les carrelages usés.

« Aaaaah, fit-il en tirant sa langue rose.

— Rien dans les joues... »

Pour vérifier, elle passa un doigt râpeux à l'intérieur ; il goûtait le savon.

« C'est très bien ! Tes tuteurs seront contents de toi ! »

Mobius lui sourit naïvement.

« Merci, M'dame Edda ! »

Elle lui tapota la tête et noua la cravate de son insipide uniforme d'écolier.

Dans le hall, la pendule sonna six fois, six coups de poing en plein dans l'estomac qui, chaque matin, ramenaient l'enfant à ses obligations. Il se crispa : les tapisseries austères accentuaient la lugubre sentence du temps. Elles s'effaçaient devant la finesse des hauts plafonds d'albâtre surchargés de moulures tourmentées. Leur réalisme effrayait le garçon. Il n'osait plus lever les yeux sur ces créatures fantastiques vêtues d'extravagance qui braquaient inévitablement les leurs dans sa direction. Au moindre courant d'air, il courbait l'échine. Il s'imaginait les mains de plâtres tendues, tous doigts fourchus, labourer le vide. Il les sentait pesantes, prêtes à l'attirer sous la voûte où elles le plongeraient dans une stase pareille à la leur, une éternité scellée devant la pendule.

« Le tram ne t'attendra pas ! » assena la gouvernante.

Mobius ne se fit pas prier. Il se pressa jusqu'à l'entrée, attrapa sa besace et en resserra la bandoulière tout contre lui. Les gros livres qu'elle contenait retombèrent sur ses fesses, il vacilla sous la charge et sortit en titubant. Derrière les grilles en fer forgé du jardinet, les architectures lui apparurent grisâtres et mornes. Rien d'inhabituel, en somme. Il passa le portique à la lueur mourante des lampadaires qui piquetaient la Noetherstraße, et fila sur les pavés. Le long des trottoirs, des calèches talonnaient quelques automobiles pétaradantes. Le ciel rougeoyait, mais l'aube ne pointait pas ; à cette heure-ci, les flammes des aciéries embrasaient la ville d'un soleil artificiel. Menaçantes, elles coloraient les fumées vomies des cheminées. Les poussières aériennes s'envolaient, retombaient, stagnaient. Elles embrumaient, sur l'horizon, les tuyauteries labyrinthiques des usines jusqu'à gommer les sommets des gratte-ciel. Au sol, on s'accommodait sans mot dire de cette pollution qui n'épargnait pas les plus faibles dont on avait que faire.

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