– Quelle est cette abomination ?!
Elle a sacrément dû ronger son frein pour ne pas craquer plus tôt. Elle donnait l’impression d’une femme prête à en découdre, pugnace.
Pia patientait immobile et droite et le Palermitain pouvait contempler à loisir l’ampleur du mal qu’il lui avait infligé. Pâle et singulièrement amaigrie, elle n’était que l’ombre d’elle-même. Un de ces spectres japonais à la longue crinière brune. Quant à sa tenue légère composée d’un short et d’un tee-shirt, elle ne lui donna pas envie de vagabonder sur les courbes effacées de son corps, ses yeux trouvèrent immédiatement la blessure bandée. Quatre jours… Le docteur disait que la cicatrisation était moins rapide que prévu et pour cause : elle se laissait mourir de faim.
Comment étouffer le remords alors qu’il se savait responsable de son apparence maladive ?
– Une revenante.
Ce n’était pas tant une taquinerie qu’un constat. N’importe qui serait arrivé à la conclusion qu’elle s’était échappée de l’enfer.
À l’entente de sa voix, elle se pétrifia, pivota sur les talons et partit se renfermer aussitôt… Un coup au plexus. Elle ne lui avait même pas parlé. Elle l’avait dédaigné. Venant d’elle, c’était doublement blessant.
Soit, il se plierait à ses règles. Pour aujourd’hui, il n’insisterait pas. Ce qui ne l’empêcherait pas de recommencer demain, après-demain et ainsi de suite. Il recollerait les morceaux patiemment, consciencieusement. À cœur vaillant, rien n’est impossible. N’est-ce pas ce que l’on dit ?Chaque jour, Pia recevait cet infime, discret, mais ô combien tentant appel.
Boum,
Boum,Boum.
Aucun oubli n’était toléré. Avant chaque coucher de soleil, elle entendait ce mélodieux cri de l’âme. Ça l’hypnotisait, ça la charmait, ça la suppliait de se montrer. Ça durait un quart d’heure. Quinze minutes pendant lesquelles son cœur se broyait. Face à la récurrence, il s’était mis à battre la chamade. Dani ne lâchait pas. Il débattait jusqu’à tout donner. Quitte à tout perdre. Il l’attendait.
Elle avait appelé le Seigneur – les mains étroitement embrassées, l’échine courbée, la tête repliée – et s’était adressée à lui en des termes similaires : « est-ce une épreuve que vous m’envoyez ? Voulez-vous vous assurer de la profondeur de mon ancrage au droit chemin ? J’ai tout accepté, j’ai toujours agi pour vous… mais là, c’est vraiment trop difficile. Je ne sais plus quoi faire, aidez-moi. Cet amour… me tuera avant que je ne l’éteigne ! ». Jamais Pia n’avait pu poursuivre, la voix enrayée par les sanglots.
Aujourd’hui, elle n’en pouvait plus. Nullement dotée du courage de Jésus livré au désert, sa force frisait davantage celle d’Eve. Il lui fallait croquer dans la pomme. Une microscopique bouchée. Juste une fois. C’était vital.Nerveuse, elle gagna la porte dont elle fit tourner la poignée et saisit sa canne près de l’entrée. Guidée par la musique, l’utilité de cette dernière était toute relative, mais ça la rassurait de l’avoir à ses côtés. En ces vastes couloirs, Pia n’était pas à son aise. Tout y était froid et impersonnel.
Le bruit, seule source de chaleur, l’attira ; tel le pollen magnétise l’abeille. Quand il cessa, elle sut qu’elle se tenait devant lui, qu’il la regardait avec une intensité hors du commun. Elle avait conscience du poids de ses yeux. Elle eut honte. Ne l’avait-il pas qualifié de « revenante » ? Ça l’avait profondément marqué.
Chaque jour, elle pouvait palper de nouveaux os précédemment couverts par la chair. Pour autant, l’appétit la méprisait. De sa mémoire jaillit le souvenir d’un épisode identique, après la mort de ses parents. Elle nota que les évènements traumatiques l’entraînaient dans un mal-être si intense qu’il en devenait destructeur.
Et Dani avait remarqué les transformations de son anatomie… Était-ce répréhensible que de souhaiter rester belle en son esprit ? Y avait-il une faute dans l’élan de coquetterie qu’elle manifestait quand il la détaillait ? Elle n’aurait pas dû vouloir lui plaire. Hélas…
Les bras ballants, l’hésitation dominait. Muette, la pianiste trouva le chemin du tabouret ou elle prit place. Une distance de sécurité entre leurs corps était requise, ils ne devaient entrer en contact sous aucun prétexte : l’une de ses fesses demeura dans le vide.
Insidieux, son parfum masculin s’immisça dans ses poumons. L’effort qu’elle fournissait afin de se contenir était admirable. Tout toxicomane aurait déjà replongé, Pia se mordait les lèvres au sang pour ne pas succomber à sa drogue.
Elle se souvint ce rendez-vous sur la scène du théâtre. La mémoire pouvait être un poison vicieux.L’effleurement dont elle flatta l’instrument fut plus qu’intime. Elle retrouvait un ami. Cela faisait une semaine.
Jamais elle n’avait été sevrée si longtemps.
Sa peau aurait pu se confondre avec celle d’un volatile que l’on venait de déplumer. Son cœur battait si fort qu’elle en éprouvait les palpitations dans la pulpe de ses doigts. Son souffle se distinguait par son irrégularité. Quant à ses mains, elles tremblaient.Enfin, elle fit chanter son compagnon. Lentement. Puis de plus en plus vite. Ce n’était pas doux ou beau, encore moins tendre ou sensuel. Elle sanctifia un hymne puissant et désespéré, plein d’ires et de déception. Elle s’acharna à en liquéfier ses membres, à s’en brûler les doigts, à ressentir des crampes dans les bras et les mollets. Et dans un fracas, elle se délesta de la souffrance et de la colère.
Tout ce qui l’animait jusque-là s’était déversé et il ne restait qu’une cavité béante en sa poitrine, le néant.
Pantoise, elle n’osa bouger, pétrifiée par la violence dont elle venait d’accoucher. Alors, contre ses joues, elle déduit que ce n’était point de la sueur qui roulait. Ses yeux piquaient. Honteuse de cet aveu de faiblesse, elle rassembla les débris de sa dignité et effaça les larmes d’un revers de manche. Inspire, expire, Pia, elle s’encouragea. Avec un peu de chance, elle se convaincrait.
Debout, raide, prête à partir. Du moins, avant qu’on ne la retienne par la main. Douleur. Tristesse. Déception. Colère. Elle sentait tout. Dani se flagellait pour ce qu’il lui avait fait.
Voilà la raison pour laquelle ils ne devaient pas ce toucher : il était colossalement difficile de le haïr alors qu’il faisait preuve d’une pareille bonté d’âme. Doublement ardu parce que Pia avait tendance à amnistier son prochain, à offrir des secondes chances.Il porta ses doigts à ses lèvres, les effleurant sans rudesse. À grande peine, elle passa outre l’électricité qui la survolta. Cette sensation l’avait déjà étreinte au café, dans sa loge ou sur la plage de Cefalú. Le désir, celui de pardonner et de reprendre. Et c’était difficile de refuser, d’être ferme face à la supplique de sa bouche.
La mort dans l’âme, elle vogua au loin. De cette rencontre, aucun mot n’avait surgi. Ce n’était pas nécessaire pour affirmer qu’il s’agissait d’une des entrevues les plus intenses de sa vie.
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Un petit pas pour nos héros, un grand pour notre histoire. J'espère que ça vous aura plus.
À vendredi !
Bonne journée ♡
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𝐀𝐕𝐄𝐔𝐆𝐋𝐄𝐌𝐄𝐍𝐓
Roman d'amourDe l'enfance, Pia Parisi et Dani Corleone conservent un souvenir commun et impérissable. Mais en dix ans, les enfants ont bien grandi : Pia est désormais une artiste de renommée internationale ; Dani, un redoutable parrain de la Cosa Nostra sicilien...