06. Repas de famille

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Dans l'arrière-plan de ce qui n'était devenu qu'un simulacre de repas de famille, la télévision était toujours allumée, mais l'émission de mon père qui tournait en boucle allait au moins avoir l'avantage de combler les silences et ils allaient être nombreux.

Comme à chaque fois, l'entrée qu'avait préparée ma mère était exclusivement composée de pâté de campagne, de rillettes de canard et de charcuterie, le tout accompagné de cornichons ce qui allait être la seule chose que je pourrais manger avant de voir venir la suite.

Alors que pendant près de dix minutes aucun mot n'avait été échangé, ma mère avait fini par amener le plat principal qui ce dimanche-là était une blanquette de veau. Sur le moment, je me souviens que m'étais mise à fixer cette viande qui baignait dans la crème tout en pensant qu'il n'y avait rien de plus cruel, car elle provenait d'un animal âgé de moins de huit mois lorsqu'il avait été abattu.

Un destin funeste qui avait commencé par la séparation brutale d'avec sa génitrice. Après quoi, il avait passé plusieurs semaines seul dans des cases individuelles à peine plus grandes que lui pour ensuite être envoyé dans un élevage d'engraissement spécialisé.

Parqué en petits groupes dans des bâtiments fermés dont le sol dur n'avait aucune litière, ce veau avait alors été nourri avec du lait en poudre de substitution : un mélange de déchets issus de l'industrie laitière, d'huile de palme et d'additifs.

Volontairement anémiés pour que sa chair soit la plus claire possible et qu'elle réponde aux attentes du consommateur, il avait finalement était envoyé à l'abattoir. Un lieu où, parce que les équipements ne seraient pas adaptés à sa petite taille, il serait tué en pleine conscience.

Toute ma famille savait pour mes convictions anti-spécisme et pour mes activités de militantes, mais pour eux, c'était comme de pisser dans un violon. Surtout, pendant que j'avais eu le dos tourné pour caresser le chat, ma mère en avait profité pour remplir copieusement mon assiette.

En le découvrant, je n'avais eu aucune réaction pour ne pas rompre la magie de cette séquence en famille et je lui avais bêtement souri.

- Tu n'as pas faim ma chérie ? avait-elle fini par me dire alors que je n'avais toujours pas touché à ma pitance.

- Elle est végétarienne, s'était empressé de répondre l'un de mes frères la bouche pleine de viande de bébé vache orphelin, maltraité et mijoté dans la crème.

- Je suis végane, avais-je pensé très fort dans ma tête.

- Mais non, elle est végane. Elle ne mange pas de viande et aucun produit issu de l'exploitation animale, avait de suite corrigé l'autre avant d'ajouter à l'attention de sa copie conforme, les végétariens eux, ils ont droit de manger les produits laitiers, les œufs et le miel. Pas les véganes.

Abasourdie par l'échange lunaire auquel je venais d'assister, je m'étais secrètement félicitée d'être finalement parvenue à éduquer au moins deux membres de ma prétendue famille. Sauf que ma réjouissance avait été de courte durée.

Après qu'il se soit étouffé en mangeant, le visage de mon père avait pris une teinte rouge sur laquelle était venue trancher la clarté de ses yeux bleue. Puis, il avait eu l'une de ses fameuses quintes de toux et une fois son souffle de retrouvé, son regard resté vissé à son assiette, il avait dit.

- Et elle mange quoi la Bobo écolo ? De l'herbe ? Du foin ? De l'écorce d'arbre peut-être ?

- Il y a de faux steaks, de fausses saucisses, du faux fromage aussi. Ils font même du faux foie gras maintenant. Tu aimeras peut-être ça, Papa ? Avait alors voulu plaisanter l'un de mes frères en répondant une fois encore à ma place.

Sauf que d'humour, mon père n'en avait jamais eu. Du moins pas à ma connaissance et en plus de venir frapper du poing sur la table, il s'était mis à percer d'un regard sombre le petit plaisantin.

- Moi vivant, jamais je ne mangerai de ces faux trucs. La viande, le fromage, le foie gras, ça fait partie de nos traditions. De notre héritage. De notre culture, avait-il éructé en terminant sa phrase dans un halètement de douleur. Puis, pensant accabler ma mère il avait ajouté tout en la dévisageant, tout ça, c'est de ta faute. Je t'avais bien dit qu'il fallait les empêcher de se revoir après que sa copine ait tenté de se suicider, ce à quoi elle lui avait répondu par un haussement d'épaules suivi d'une formule magique qui en plus de l'apaiser lui avait surtout fait lever les yeux au ciel, mais mon chéri, tu sais bien que c'était sa meilleure amie.

Moi, je ne relevais même plus les piques que mon père pouvait faire à mon égard ou à celui de Fleur ou encore à celui de ma mère.

- Et alors, ça fait quoi ? À quoi ça te sert ? À te sentir supérieure ? M'avait-il ensuite lancé le regard à nouveau baissé sur son assiette pleine de viande de bébé vache orphelin, maltraité et mijoté dans la crème.

Je ne sais pas quelle mouche l'avait piqué, mais ce jour-là plus que les précédents, mon père avait décidé qu'il se paierait ma tête.

Sans même avoir eu à ouvrir la bouche. À la simplement évocation du fait que j'étais végane, il avait été touché au plus profond de sa nature humaine. De son patrimoine. De ses traditions d'homme des cavernes. Ça avait été pour lui comme si en mettant en doute les fondations mêmes de son instinct de domination sur l'animal, j'allais être capable à moi seule de provoquer la chute de la civilisation tout entière.

- L'élevage et les produits issus de l'exploitation animale sont source de maladies, de gaz à effets de serre, de déforestation et de très nombreuses autres pollutions, comme les pluies acides et les algues vertes. Et si j'ai décidé de devenir végane, ce n'est certainement pas pour me sentir supérieure comme tu sembles le croire, mais pour essayer de sauver la planète tant qu'il en est encore temps. Et en bon père de famille, toi aussi tu devrais t'en préoccuper un peu plus parce qu'à quoi ça sert d'avoir fait trois enfants, de parler de traditions, d'héritages et de culture si dans moins de trente ans la Terre est devenue invivable ? lui avais-je répondu, mais toujours dans ma tête.

- Et après, ce sera quoi ? Tu ne mangeras plus de légumes parce qu'ils souffrent ? Avait renchéri mon père, mais cette fois-ci en daignant enfin lever les yeux de son repas pour venir les poser sur moi.

Alors que je m'étais mise à lui rendre la pareille. Qu'en le faisant j'avais pu sentir les battements de mon cœur s'emballer et une chaleur inhabituelle mouiller de sueur mes aisselles, mon dos et aussi mes tempes, je lui avais répondu, mais encore une fois dans ma tête.

- D'après des études récentes, les plantes ne sont pas reconnues comme étant des êtres pouvant avoir la moindre émotion ou mêmes qui pourraient avoir une capacité à souffrir donc non, ça n'arrivera jamais et je continuerais à manger des légumes. Par contre, que les animaux puissent avoir des sentiments, des émotions et qu'ils puissent éprouver de la souffrance, ça, ça a été prouvé depuis des décennies.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant