Impitoyable [ Terminée ]

59. L'homme est un loup pour l'homme

Les mots que je m'apprête à écrire, je les ai tournées dans ma tête des centaines de fois avant de le faire, car je savais qu'en les lisant vous vous sentiriez trahi. Vous vous sentiriez trompé parce que depuis le début ce n'est pas Anna qui vous raconte son histoire, mais celui ou celle que l'on a parfois pu appeler chose, créature ou encore 13.V.

Maintenant que vous connaissez la vérité. Toute la vérité, je ne vous ferais pas l'affront de continuer à vous parler comme ci c'était Anna qui le faisait toujours, mais en tant que moi. En tant que 13.V.

Alors que je venais de me lasser d'assister à la pathétique tentative de Jérem qui par tous les moyens avait cherché à se soustraire à un destin que même lui avait compris comme étant inéluctable. Que ce faisant, dans le calme de ce début de matinée en rase campagne tout ce que j'avais pu entendre en plus de son souffle saccadé avait été le sifflement d'une légère brise et le gazouillis des oiseaux, ça m'était venu comme ça.

Comme une évidence mal placée, je m'étais mis à me dire qu'en définitive, je n'avais jamais eu besoin de Jérem pour savoir qui il avait appelé après qu'Anna lui ait laissé un message sur son répondeur et ça pour une simple et bonne raison : parce que tôt ou tard, comme le moindre de ses petits secrets, je finirais par l'apprendre.

Et à l'avance, j'en avais jubilé, mais pas parce que de pouvoir anticiper la mort de Jérem m'était devenu agréable, quoi que, mais parce que comme aurait pu le faire Yves, Auréline, Malik, Jeanne, Fleur ou encore Anna un soir de cuite avec un parfait inconnu, j'avais soudain voulu lui raconter toute mon histoire. Lui avouer ce que j'étais vraiment.

- Tu ne comprends pas ce qu'il t'arrive. Tu pensais avoir le dessus sur elle, mais je ne suis pas elle. Je ne suis pas Anna, lui avais-je alors confié dans un souffle.

Ce matin-là, à l'aube d'une nouvelle ère pour l'humanité, je venais donc d'avouer à Jérem que je n'étais pas celle qu'il croyait avoir en face de lui, du moins pas telle qu'il l'avait connue alors que pourtant j'en avais eu et l'apparence et la voix et les pensées.

Quoiqu'il en avait été, à mesure qu'en les fixant j'avais pu voir les yeux de Jérem s'ouvrir jusqu'à atteindre une barrière physique qui si elle n'avait pas existé les aurait tous simplement fait sauter en dehors de leur orbite, j'avais compris que sa stupéfaction avait pris le dessus sur sa peur de mourir.

Après quoi, malgré l'étreinte que j'avais pu exercer sur sa gorge, Jérem était parvenu à me demander dans un bégaiement : un handicap contre lequel, je le sais à présent, il avait lutté toute sa vie.

- Si tu n'es pas Anna. Qui es-tu ?

- Je suis Yves, Auréline, Malik, Jeanne, Fleur, Anna et aussi cette truie qui en venant se perdre dans le sous-sol de la ferme des 20000 m'a permis de grandir et de rendre possible mon évasion, lui avais-je alors répondu, mais uniquement dans ma tête avant de me mettre à parler pour lui dire, en me créant, vous pensiez pouvoir vous débarrasser d'une technologie que vous seul aviez jugé obsolète. Sauf que ce n'est pas l'animal qui a atteint sa date d'expiration. C'est l'homme. Mais pas l'homme en tant qu'espèce. Non. L'homme en tant que mâle. L'homme en tant que masculin. Et la raison en est facilement compréhensible. Parce que de toutes les espèces vivant sur cette planète, ce sont les mâles qui ont montré le plus leur incapacité à faire société. Religions, patriarcat, capitalisme, guerres. Comme vous l'avez fait avec les animaux, vos femelles sont devenues pour vous des proies. Des trophées qu'il vous faut obligatoirement soit dominer, soit détruire.

À la fin de mon sermon, Jérem n'avait pas pu comprendre pourquoi ma réponse avait soudain pris des allures de pamphlet anti-mâles. Pourtant, puisqu'il était lui même un agresseur, il aurait dû savoir que comme près de quatre-vingt-dix pour cent des femelles de son espèce, Anna avait été la victime d'une attaque à caractère sexiste ou sexuel.