12. Sans mauvais jeu de mots

343 24 34
                                    

En continuant notre exploration de la ferme des 20000, la pouponnière et ses centaines de milliers de cages aux enfilades cauchemardesques avaient fini par laisser place à un espace de plus petite taille où un mur qui en délimitait la fin présentait une série de trois larges portes métalliques comme auraient pu l'être celles de montes charges.

Je me souviens qu'alors que je la filmais Fleur avait subitement marqué le pas avant de se stopper tout net, sauf que trop absorbée par la cinématographie du moment, j'avais continué ma course vers elle. En la gardant bien au centre de mon image, je m'étais alors mise à tourner tout autour le plus lentement possible et à la fin de mon mouvement de traveling circulaire, j'avais fait un gros plan de son visage.

Rendue laide à cause d'un éclairage qui venait du haut, ma meilleure amie s'était mise à fixer avec intensité l'une des portes de monte-charge qui se trouvait devant elle et toujours en l'observant au travers de l'écran intégré à ma caméra, j'avais vu ses yeux se gorger de larmes.

Restée campée sur mes positions, en essayant de me tenir la plus immobile possible, j'avais alors attendu comme ci ma vie en dépendait que l'un des pleurs de Fleur se décroche de son regard, car je savais qu'à lui seul ce moment allait me permettre de symboliser tous les autres.

Bien sûr qu'en ressentant son affliction j'avais voulu me précipiter vers mon amie pour la serrer tout contre moi en plus de la rassurer. De lui dire jusqu'à plus soif que tout irait bien et que j'étais la pour elle, mais je n'en avais rien fait. J'avais tenu bon.

Alors que mes mains étaient devenues moites à force de crispation et que ma caméra de près de deux kilos m'avait soudain paru en peser plus du triple, le climax de cette séquence était finalement arrivé quand avec une lenteur de plomb, une larme s'était mise à glisser le long de la joue de Fleur. Puis, après qu'elle ait atteint la pointe de son menton, elle y était restée suspendue dans le vide, comme attendant qu'une autre vienne la pousser pour qu'elle puisse aller mourir sur le sol.

Fière de ma performance comme si j'avais accompli un véritable exploit sportif, je m'étais enfin détendue en plus de stopper l'enregistrement, sauf que très vite, en l'absence de tout public pour me féliciter, ma réussite m'avait paru bien fade.

- Fleur, est-ce que tout va bien ? M'étais-je alors sentie obligée de demander à mon amie qui n'avait toujours ni bougé et ni parlé depuis près d'une minute, mais elle ne m'avait pas répondu pour autant.

Au lieu de le faire, je l'avais vu s'avancer pour venir, en appuyant sur un gros bouton poussoir ficher dans le mur déclencher un mécanisme et la porte du monte-charge tout près d'elle s'était ouverte en coulissant.

Me bornant à ce que je pensais encore n'être qu'une simple installation d'ascenseur, j'avais insisté pour que Fleur me dise enfin quelque chose.

- Quoi ? Qu'est ce qu'ils ont de particulier ces monte-charges ? Fleur, réponds-moi s'il te plaît, tu commences à me faire flipper là.

Quand elle s'était mise à me parler, mon amie l'avait fait, mais dans un murmure. En remuant à peine les lèvres et d'une voix sans aucune expression.

- Tu n'en as jamais vu des comme ça ? Tu ne vois vraiment pas à quoi ils peuvent servir et où ils emmènent les bêtes ?

À l'instant même où Fleur s'était tue, j'avais senti une sorte de tremblement avertisseur parcourir tout mon être et pour cause : la question rhétorique de mon amie avait implicitement signifié que quelque chose de grave se cachait derrière l'utilisation que pouvaient avoir ces ascenseurs et bizarrement mon corps y avait réagi par anticipation. Cependant, j'avais beau eu me creuser les méninges, mon esprit n'avait pas trouvé quel pouvait être leur véritable rôle.

En faisant non de la tête, à mon tour je m'étais mise à avancer vers la cage du monte-charge pour y rejoindre Fleur qui venait tout juste de s'y engouffrer. À l'intérieur, tout avait été fait de métal, à une exception près : au-dessus de nos têtes, l'absence de cloison laissait voir le plafond où un néon à la lumière verdâtre ne pouvait signifier qu'une seule chose : qu'avec mon amie nous nous trouvions à la position la plus haute que puisse atteindre cet ascenseur.

Les épaisses parois qui nous entouraient étaient quant à elles percées d'interstices à peine assez grandes pour qu'on puisse y faire passer un doigt humain et le sol qui lui était recouvert d'un revêtement antidérapant, permettait par de larges fentes de voir sous nos pieds l'obscurité d'un puis sans fond : l'endroit le plus bas que pouvait atteindre la cage.

En comprenant le comment, mais sans encore comprendre le pourquoi, mon premier réflexe avait été de transpercer Fleur d'un regard aigu dans l'attente qu'elle me dise enfin à quoi pouvait bien servir ce monte-charge.

Alors que mon amie qui s'était mise à me fixer en retour avait gardé le silence et que l'éclairage en provenance du plafond m'était devenu insupportable, ma perception de la situation avait soudain grandi. Elle avait évolué jusqu'à tant qu'une peur irrationnelle de mourir me submerge.

Ce faisant, je n'avais plus voulu qu'une seule chose : que Fleur me délivre de mon calvaire en me disant tout haut ce que tout mon être semblait déjà avoir compris tout bas. Un instant même, j'avais cru avoir perdu la faculté de pouvoir parler puisqu'en essayant de lui hurler de me cracher la vérité toute crue je n'étais pas parvenue à émettre le moindre son.

- C'est une chambre à gaz, m'avait finalement répondu mon amie dans un nouveau murmure, avant de préciser en pensant faire de l'humour, et promis, cette fois c'est sans mauvais jeu de mots.

Pourquoi je n'avais pas été capable d'immédiatement faire le rapprochement entre cette méthode qui précédait la mise à mort des bêtes et les dizaines de vidéos que j'avais pu en voir ? Tout simplement parce que dans ces vidéos, il s'agissait toujours d'une installation de quelques mètres carrés à peine qui pouvait au mieux contenir deux bêtes. Sauf qu'ici, ça avait été toute autre chose.

Avec ses parois d'environ cinq mètres de côtés, la cage du gros ascenseur où Fleur et moi nous trouvions encore avait pu au bas mot transporter une vingtaine de bêtes. Plus du double si on les avait forcés à venir s'y entasser. Simultanément, cette installation de trois montes charges pouvaient donc en quelques secondes à peine endormir près d'une centaine d'individus qui après ça seraient envoyés à la mort.

Sur le moment, en plus de me nouer l'estomac, mon épiphanie m'avait soudain rendue claustrophobe et abandonnant Fleur, j'étais sortie précipitamment de la cage d'ascenseur pour ne pas faire un malaise. Et comme si emportée par les flots je m'étais retrouvée sur le bateau ivre, ça n'avait été qu'après que je me sois éloigné d'une bonne dizaine de mètres que tout autour de moi avait cessé de tanguer.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant