Après que Fleur m'ait présenté ses excuses, le silence entre nous s'était fait durable et sans davantage d'émoi, nous nous étions remises à explorer l'intérieur de la ferme des 20000.
En laissant derrière nous la maternité des truies, nous étions arrivées dans une autre section de la construction faite de différent hangar pour entrer dans ce qui s'appelait la Pouponnière. De taille égale avec le précédent, l'endroit s'était révélé être tout aussi affreusement éclairé et surtout tout autant marqué par l'absence de vie.
Sans davantage me poser de questions, j'en avais de suite filmé les enfilades de cages et lorsque j'avais zoomé sur l'une d'elles, j'en avais fait de gros plans en insistant cette fois-ci sur la finesse des barreaux et le fait qu'elles aussi ne comportaient aucune litière.
Alors que je m'étais un peu trop attardée sur l'horreur de ce qui était littéralement une zone de stockage en pensant à la promiscuité qu'elle devait offrir aux bébés qui y avaient, ou allaient y être emprisonnés, Fleur s'était soudain tournée vers moi. Le regard à nouveau plongé dans l'objectif de ma caméra elle s'était alors remise à commenter la suite de notre visite.
- Dès leur naissance, à peine leurs petits yeux d'ouverts, les porcelets sont tatoués puis castrés à vif. Entassés dans ces cages, ils développent très vite des troubles du comportement. Ils deviennent agressifs et se battent jusqu'à mordre les oreilles et la queue de leurs congénères. Ils finissent même par avoir ce qu'en psychiatrie on appelle de la stéréotypie : des mouvements répétitifs comparables à ceux de certains troubles autistiques. Et tous ces comportements, ils ne sont pas le fruit du hasard, ou de l'hérédité comme aiment le laisser croire ceux qui gèrent ce genre d'exploitations. Ces comportements, ces porcelets ne les auraient jamais développés ailleurs qu'ici puisque c'est le stress, l'ennui et le besoin de jouer qui en est responsable. Mais rassurez-vous, ceux qui se disent être à la pointe du bien-être animal avaient certainement mis en place des mesures préventives pour les en empêcher comme de couper la queue, les oreilles, ou encore les dents de ces porcelets.
Fleur venait de subitement se taire, après quoi j'avais vu son regard quitter le centre de mon matériel de prise de vue avant d'aller se perdre dans le vague et durant plusieurs secondes, elle était restée stoïque.
Autant ce moment avait été propice à marquer un temps d'arrêt dans notre visite de la ferme des 20000, autant je savais déjà que mon amie n'en avait pas encore fini avec ses explications. Je la connaissais trop bien, presque par cœur et même quand elle semblait avoir atteint le bout d'une réflexion si noir qu'elle vous aurait plongé dans la plus violente des dépressions, Fleur était encore capable de la creuser jusqu'à l'épuisement de toutes vos forces.
Bien consciente que cet instant viendrait bientôt, l'oeil rivé sur l'écran intégré à ma caméra, je m'étais remise à filmer et à suivre mon amie après qu'elle se soit décidée à reprendre la marche quand arrivée au bout d'une énième rangée de cages, elle s'était soudain stoppée face à un mur contre lequel avaient été placées d'immenses bennes en métal sans aucun couvercle. Un lieu qui dans les périodes d'activité de cet endroit servait de fausses communes et où, devenus inutiles, les cadavres de porcelets se retrouvaient entassés là comme de vulgaires ordures.
Maintenant que j'écris tout ça, je me souviens que d'avoir vu ces énormes conteneurs m'avait glacé les sangs tellement mon appréhension d'y découvrir un monticule de petit corps sans vie m'avait mortifié. Bien sûr, de charnier, nous n'allions pas en trouver, car il n'y avait pas plus de bébés morts dans ces bennes, que de vivants dans les cages et ça avait été en tenant à bout de bras ma caméra pour en filmer l'intérieur, que j'avais pu m'en rendre compte.
On dit souvent que les silences parlent et pour être franche, je crois que cette nuit-là ça avait été la première fois de toute ma vie que je l'avais vérifié.
Quoiqu'il en avait été, avec la sérénité d'un Sinbad perdu en pleine tempête, Fleur qui se tenait près de l'une des bennes avait fini par dire son regard à nouveau plongé dans celui de ma caméra.
- Dans ce genre d'installation, le taux de mortalité des enfants est de vingt pour cent. C'est six fois supérieur à celui de l'être humain. Je ne sais pas comment ils font ou faisaient ici, mais habituellement, pour achever les porcelets qui sont mal portants ou tout simplement malades, on les tient par les pattes arrières avant de leur claquer la tête sur le sol et ça jusqu'à ce qu'il meurt.
Mon amie venait de me dévisager et en le remarquant, je lui avais de suite rendu l'appareil. Puis avec un air de médecin qui s'acharnerait sur un patient qu'il saurait être condamné elle avait ajouté avec une aisance qui m'avait fait froid dans le dos.
- Les cochons sont des animaux sociaux qui adorent jouer et font preuve de beaucoup d'empathie. Pourtant, la quasi-totalité de leur espèce est élevée de manière intensive dans ce genre d'endroit. Alors, si ceux qui l'ont conçu mais aussi ceux qui ont aidé à ce qu'elle voie le jour avaient été un tant soit peu sincères quand ils parlaient de bien-être animal et bien ils n'auraient jamais accepté que ça arrive.
Comme si Fleur s'était retrouvée face à quelque chose de trop horrible pour être affrontée, elle avait soudain baissé la tête et m'avait paru incapable de se replonger dans l'une de ses apnées dialectiques. Pourtant, avec encore plus de rage, de tristesse et de révolte elle l'avait fait. Elle l'avait fait, mais cette fois-ci, en s'adressant directement aux dirigeants des grands groupes de l'agroalimentaire et à tous ceux qui travaillaient pour, ou avec eux.
- Utilisez toute la sémantique que vous voulez. Faites toutes les campagnes de publicité que vous voulez, mais ajouter humain avant élevage et abattage n'annulera jamais ce dont il s'agit vraiment, pas plus que ça n'annulera votre culpabilité ou celle de ceux qui travaillent pour vous ou avec vous et encore moins celle de ceux qui consomment vos produits. Il n'y a pas de viande heureuse. Il ne peut pas y avoir de viande heureuse, et parler de bien-être animal quand vous parlez d'endroits comme celui-ci. Quand vous parlez de ferme usine, c'est de la pure propagande. Rien de plus, rien de moins.
Lorsque les derniers mots de Fleur étaient parvenus jusqu'à mes oreilles, la peur que j'avais pu ressentir depuis le début de cette expédition clandestine avait soudain disparu pour laisser place à de l'ambition. Je m'étais alors sentie fière que ma soumission envers mon amie m'ait amenée jusqu'ici parce que, quel pouvait encore être l'intérêt de cette cruauté faite aux animaux, si c'était pour manger une viande malsaine en plus de foutre en l'air la planète ?
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Impitoyable [ Terminée ]
HorreurFleur et Anna, deux jeunes militantes anti-spécisme partent enquêter sur une ferme d'élevage porcin qui cache un horrible secret...