56. Mon monologue final

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En fuyant 13.V, je venais de me réfugier malgré moi dans le bureau de Jeanne et après m'y être barricadée du mieux que j'avais pu, j'avais tout d'abord envisagé d'en sortir en retirant la grille d'aération située en hauteur comme moi et Fleur étions parvenues à le faire qu'elles heures auparavant. Sauf qu'irrémédiablement, puisque 13.V avait pris l'apparence de mon amie ça voulait aussi dire qu'il s'était nourri de son cadavre et que donc il était capable d'anticiper mon geste.

De désespoir j'étais venue m'asseoir à même le sol, car acculée de la sorte ma mort avait été plus que certaine et pour cause : je connaissais déjà les intentions belliqueuses de 13.V à mon égard et les conséquences de l'explosion que j'allais probablement devoir provoquer n'allait pas me laisser davantage de chances de m'en tirer vivante.

Résignée, il n'y avait alors eu en moi que de l'acceptation et comme un besoin d'achat compulsif je m'étais soudain mise à chercher ma caméra : celle qui m'avait été confisquée au tout début de mon aventure et que j'aurai aimé avoir avec moi depuis tout ce temps pour pouvoir documenter mes péripéties.

Quand en fouillant la pièce je l'avais finalement trouvée, un sentiment de joie avait prédominé en moi, sauf que très vite le pincement que j'avais pu sentir au niveau de mon cœur m'avait rappelé à la nostalgie d'une époque à tout jamais révolue. Une vie d'insouciance au cours de laquelle j'avais été chanceuse de pouvoir filmer les actions du groupe anti-spécisme dont Fleur avait été la cheffe. La leader. La substantifique moelle.

Quoiqu'il en avait été, par la force des choses et pour la première fois de ma vie j'allais devoir passer devant la caméra et témoigner, mais allais-je être seulement capable de me mettre à parler ? Et si oui, quel allait bien pouvoir être mon message, et est-ce que quelqu'un le trouverait un jour ?

Toutes ces questions n'avaient pas eu le temps de faire deux tours dans ma tête, que je venais déjà de finir d'installer mon matériel de prise de vue, et ce faisant en appuyant sur le bouton d'enregistrement j'avais été prête à me jeter à l'eau.

La vidéo que j'ai pu faire ce jour-là n'existe plus. Elle a été détruite, mais j'en ai gardé un souvenir si vif qu'aujourd'hui encore je suis capable d'en restituer le moindre mot. La plus petite respiration.

En commençant par dire mon prénom, mon nom, mon âge, le jour, le mois et l'année que nous étions j'avais voulu prendre mon temps avant de me vider d'un trop-plein. D'un ras-le-bol qui toute ma vie m'avait pesé et que je n'étais jamais parvenue à rendre audible autour de moi. Ça avait été comme si avant que Fleur ne meure, elle m'avait étouffée de sa trop forte personnalité et ça même lorsqu'elle n'était pas avec moi.

- Imaginez un système devenu si inutile que malgré toutes les études qui prouvent le contraire, il a fait croire au mythe d'une viande heureuse dont les animaux seraient tués humainement alors qu'il ne pourra jamais exister de moyen humain d'emprisonner toute une espèce, de la forcer à se reproduire avant de l'envoyer à l'abattoir. Imaginez un système qui est devenu si inutile qu'il arrive tout en créant des souffrances aux animaux, aux hommes, mais aussi à la nature à faire croire qu'il reste nécessaire. Qu'il reste essentiel, voire même, qu'il ferait partie d'une sorte de patrimoine culturel immatériel. Imaginez enfin un système qui est devenu si inutile qu'il arrive encore à faire payer des milliards d'euros d'argent public pour produire moins de nourriture qu'ils n'en consomment.

Quand j'en avais eu fini avec cette première salve de mots, je me souviens que j'avais marqué une pause avant de continuer, car en m'écoutant parler j'avais cru entendre Fleur. Et il n'y avait rien eu d'irrationnel à ce que ce soit le cas, puisque d'avoir passé autant d'années à ses côtés avait agi sur moi comme si elle avait été de l'encre et que j'avais été du papier buvard.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant