10. La maternité des truies

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Malgré l'absence évidente de toute activité humaine comme animale, Fleur et moi avions fini par prendre la décision unanime de continuer notre exploration de la ferme des 20000 et le premier bâtiment dans lequel nous nous étions engouffrées s'était avéré être celui de la maternité. Sauf que là encore, il n'y avait eu aucune trace de vie. Le hangar qui contenait des centaines de cages baignait simplement dans la clarté blafarde d'éclairage si vif qu'il paraissait impossible de pouvoir y trouver le sommeil.

À ma grande surprise, ça avait été comme ci toute l'installation n'avait jamais servie. Tout y était propre et flambant neuf, alors qu'une semaine auparavant, durant l'inauguration de ce lieu, j'avais pourtant bien vu de mes propres yeux des centaines de truies être débarquées de camions pour y être amenées.

- Ça vient d'être nettoyé, c'est obligé, m'avait soudain lancé Fleur. Puis, comme pour se convaincre elle-même que ce qu'elle avait dit ne pouvait être que la vérité, elle avait ajouté, ils ont du déplacer les truies ailleurs. En attendant que ce soit fait.

- Après aussi peu de temps ? Lui avais-je alors répondu dans une moue dubitative.

- Ouais, t'as raison, c'est complètement débile, avait réagi mon amie après une hésitation avant de conclure, tant pis maintenant qu'on est là, on a qu'à filmer tout ce qu'on peut. Et après on cherchera le laboratoire de Jeanne. Si bien sûr tu es toujours d'accord ?

Contrairement à lorsque nous nous étions retrouvées dans sa chambre, cette fois-ci, Fleur avait de suite pensé à me demander mon consentement et ça ne lui ressemblait pas. Finalement, peut-être que de lui avoir tenu tête quand de but en blanc elle m'avait annoncé que cette expédition clandestine aurait lieu l'avait un peu changé.

Sur le moment, je n'avais pas voulu m'enorgueillir de la situation et j'avais simplement acquiescé à sa question avant de venir braquer sur elle ma caméra pour la cadrer bien au centre de l'image. Puis, une fois l'enregistrement de commencé, Fleur s'était mise à arpenter l'immense construction de hangar.

Alors que je lui avais emboîté le pas pour la suivre comme un chien fidèle, en se retournant pour fixer l'oeil de mon objectif, en plus de se faire guide ma meilleure amie s'était aussi faite commentatrice de notre visite.

- Nous nous trouvons actuellement dans ce qu'on appelle la maternité des truies et comme vous pouvez le voir, il s'agit d'un interminable hangar où sont installées des cages métalliques. Et dans ce genre d'endroit, ce sont des milliers de bêtes spécialisées dans la reproduction qui ont été, ou vont être retenues prisonnières.

Fleur venait de marquer la pause, quand son regard s'était accroché à l'une des cages en question, sauf qu'à bien l'observer on aurait plutôt dit une sorte de griffes de métal faites pour retenir une proie en plus de la forcer à rester le plus allongée possible.

En tout cas, tout semblait avoir été pensé par l'homme pour que les truies se retrouvent dans l'incapacité de se lever pour n'avoir à offrir à leurs bébés que leurs mamelles. Si toute fois, elles parvenaient jusqu'à cette étape, car bien souvent, à cause des mauvaises conditions de transport elles mouraient bien avant d'avoir connu ce calvaire.

- C'est dans ces cages, avait finalement recommencé par dire Fleur tout en fixant l'oeil de mon matériel de prise de vue, que les truies se retrouvent contraintes d'allaiter. C'est impossible pour elles de se tenir debout ou même de se retourner. Elles sont coincées. Prises au piège. Condamnées à voir uniquement ce qu'il se passe devant elles. Ainsi, elles deviennent plus facilement contrôlables. Plus dociles aussi. C'est de l'exploitation pure et simple. Une maltraitance supplémentaire dans cet enfer carcéral quand on sait que bien souvent pour les faire entrer dans ce genre de griffes métalliques, on leur donne des coups de pieds, des coups d'aiguillons électriques ou même parfois de tournevis.

Mon amie venait de marquer une nouvelle pause dans son explication et mon regard avait quitté l'écran intégré de ma caméra pour s'attarder sur les barreaux métalliques de l'une des cages. D'une épaisseur de cinq centimètres environ, ils semblaient avoir été comme affûté pour blesser et contraindre encore davantage les truies à rester en position allongée.

Alors que je venais de m'accroupir pour mieux filmer le piège et qu'au-delà du prisme de mon objectif je m'étais mise à zoomer sur l'un des barreaux pour en faire un gros plan, Fleur s'était subitement redressée. Puis, l'oeil sombre, empli d'une rage toute contenue, elle avait dit tout en fixant le centre de mon matériel de prise de vue.

- Tout cet endroit n'est qu'une immense prison pour truies. Une fois amenées ici, elles sont inséminées de force, contrainte d'enfanter et d'allaiter. De toute leur vie, elles ne connaîtront jamais l'extérieur et comme vous pouvez le voir, elles ne disposent d'aucune litière, telle que de la paille pour pouvoir se reposer. Jusqu'à leur mort, leur environnement se limitera à du béton, du métal et du plastique.

Les mots que venait de prononcer Fleur dans une apnée avaient fait ressortir les veines de son cou et à peine son souffle de retrouvé, elle avait ajouté plus agressivement encore.

- Chaque année, pour satisfaire la demande en viande de cochons des Français et seulement des Français, ce sont des millions de truies qui sont exploitées de la sorte et environ vingt-quatre millions de leurs bébés qui sont tués. À ce stade-là, c'est de l'ordre de la démence. C'est du pur délire. C'est un massacre qui équivaut chaque année à près de quatre holocau...

À peine avais-je entendu Fleur prononcer les premières lettres du mot holocauste que j'avais stoppé le tournage. Ma réaction avait été viscérale, quasi instantanée et malgré ce quasi réflexe, les quelques millisecondes qui s'étaient écoulées avant que je vienne appuyer sur le bouton d'arrêt de l'enregistrement m'avaient parue être de trop. Presque devenues d'interminables minutes.

- À quoi tu joues putain ? Pourquoi t'as arrêté de filmer ? M'avait alors lancé mon amie après quoi, en plus de la fusiller du regard, je lui avais répondu, franchement Fleur si tu continues, je me casse d'ici. On en a déjà parlé, mais tes références à la Shoa, tu te les gardes pour toi. En plus tu sais très bien que ça dessert la cause.

S'en était suivie un lourd et long silence. Le genre d'absence de tout son qui précède l'orage ou le crache d'une voiture lancée à pleine vitesse avant qu'elle ne rencontre un mur.

Quoiqu'il en avait été, figée dans une expression de désarroi, un sourcil bloqué dans une position plus haute que l'autre, Fleur s'était froidement mise à me dévisager. Pourtant je n'avais pas senti la peur m'envahir comme à mon habitude, car ce regard n'avait pas été celui d'une colère sourde qu'elle se serait forcée à contenir pour ne pas exploser de rage. Il s'agissait d'une marque de respect. Une attention toute particulière que ma meilleure amie ne m'octroyait qu'à de très rarement occasion.

- Tu as raison. Excuse-moi, avait été les exacts mots que Fleur avait prononcés en suite et ces mots, elle les avait dits sans aucune ambiguïté. Ils avaient sonné vrais. Sincère.

Même si la société et son comportement carnivore étaient condamnables, dommageables et révoltants. Que sur de trop nombreux points les méthodes employées dans l'élevage pouvaient être comparées à un massacre, un génocide, une aliénation, rien ne devait jamais le mettre sur un pied d'égalité avec ce qui avait été le pire de la Seconde Guerre mondiale : un holocauste.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant