Contrairement à ce qu'aurait souhaité ceux à qui nous venions de gâcher les festivités, la nuit que nous avions passée en garde à vue ne nous avait pas paru si difficile que ça et pour cause : l'action de notre groupe de militants anti-spécisme avait été retentissante, et l'euphorie en plus de nous tenir éveillées avait suscité en nous un déluge de blagues.
Le souvenir encore frais des visages et des corps enchevêtrés d'officiels recouverts de faux sang, des glissades et des roulades en tout genre avait fait notre bonheur pour les jours à venir. Sur le moment, j'avais même cru que cet état de joie allait durer toute la vie, sauf que bien évidemment, ce ne serait pas le cas.
Malgré notre hilarité de la nuit, ça avait été affamés, mais heureux que peu après quatorze heures le lendemain on nous avait annoncé notre libération et par chance, Jeremy nous avait accueilli à la sortie du commissariat les mains pleines de sacs de viennoiseries.
Jérem, comme nous avions pris l'habitude de l'appeler était notre homme de l'ombre. Celui à qui il incombait de trouver les financements utiles à notre lutte. Le nerf de la guerre. Une tâche dans laquelle il excellait puisqu'à l'inverse de nombreuses autres organisations, la notre n'avait jamais eu à retirer d'internet ses vidéos et ses photos ou même de devoir verser des dommages et intérêts.
Quoiqu'il en avait été, la veille, juste avant que la police n'intervienne, j'étais parvenue à faire passer à Jérem la carte-mémoire de ma caméra. Celle qui contenait les images de notre action du jour et qui en quelques heures à peine allait générer des centaines de milliers de vues et tout autant de commentaires sur les réseaux sociaux.
Mais à la sortie du commissariat, la moins joviale de nous tous avait été notre cheffe. Notre leader. Ma meilleure amie Fleur. Alors que je venais de la dévisager, son regard s'était soudain fait fuyant. Fantomatique. Absolument terne et je m'en étais inquiétée plus qu'à mon habitude, car ce comportement, je l'avais déjà remarqué à plusieurs reprises lors de nos précédentes expéditions.
Ça avait été comme si ce qui ne m'était apparu au départ que comme un détail était petit à petit devenu un trait à part entière de son caractère. D'ailleurs, je n'avais pas eu le souvenir que durant notre garde à vue, Fleur avait participé aux blagues que nous avions pu faire.
Ce matin-là, ma meilleure amie m'avait paru plus résignée que jamais et avec le recul, je dois admettre que moi aussi je l'avais été vis-à-vis d'elle. Je n'avais donc pas cherché à lui remonter le moral, puisque je savais déjà que ce serait peine perdue.
Comme après chacune de nos actions, à la nuit tombée, tous les membres de notre groupe de militants anti-spécisme s'étaient retrouvés dans l'un de ces lieux propices au repos du guerrier. Un endroit à la géométrie variable qui aurait aussi bien pu être un simple appartement d'étudiant, qu'une grande maison prêtée par des parents ou encore notre petit local associatif.
Sauf que cette fois-ci, tout allait être différent. Ça allait même être à des années-lumière de qui j'étais, de qui Fleur était et de qui nous étions tous. Surtout de ce qu'était notre combat contre le spécisme. Une absence totale de sobriété, mais qui était révélatrice du mélange des genres qui pouvait exister dans notre milieu.
Célébrités, hommes et femmes politiques, millionnaires et milliardaires. Tous se côtoyaient en plus d'avoir leurs mots à dire, leurs bonnes pensées sur ce qu'il y avait de mal dans l'élevage, la maltraitance et l'exploitation animale.
Ce soir-là donc, Jérem avait décidé de mettre les petits plats dans les grands et l'endroit où nous nous étions tous retrouvés était un luxueux appartement planté en plein cœur du centre-ville. Celui d'un homme d'affaires qui avait fait fortune dans les télécoms et qui en plus d'investir dans les énergies renouvelables, le non polluant, finançait aussi les alternatives à la viande.
Dans cet endroit aux allures de châteaux forts, tous les murs étaient peints d'un blanc de nacre et décorés avec goût de centaines de tableaux de maîtres. Il y avait de trop nombreuses pièces, un immense salon avec une grande hauteur sous plafond ainsi qu'une baie vitrée qui donnait à voir une vision imprenable sur le reste du monde. Sur les restes du monde aurait été plus juste.
Et dans ce fourre-tout qu'était devenu le militantisme anti-spécisme, je me souviens que j'avais trouvé que seul Jérem était à son aise. Parfaitement dans son élément, je l'avais vu aller et venir de convive en convive, zigzaguant avec l'aisance d'une anguille ce qui sur le moment m'avait fait froid dans le dos.
Il devait être dans les environs de minuit. La fête n'avait pas encore commencé et en attendant l'arrivée de Fleur qui allait faire son habituel discours post-victoire, ça avait été caméra au poing que je m'étais mise à tout filmer de l'événement.
Comme je l'avais appris en regardant des films, des séries où lors de mes cours en cinéma, j'avais commencé par faire des plans d'ensemble pour bien situer l'action. Puis je m'étais rapprochée de la foule pour faire des plans moyens avant de davantage rentrer dans la matière.
Jouant parfois des coudes pour pouvoir me déplacer, je m'étais alors faite observatrice de ce qu'était notre communauté et en zoomant, je m'étais attardée sur les regards significatifs, les bouches mouvantes et les mains expressives.
Depuis toujours, j'étais fascinée par ce que permettait de faire une caméra et avec le temps, la mienne était devenue comme une extension de mon propre corps. Un troisième œil qui à la pointe de mon bras me donnait un incroyable pouvoir : celui de choisir ma réalité.
Maintenant que j'écris tout ça, je me rends compte qu'à cette époque je me voilais la face et que mon matériel de prise de vue n'était pour moi qu'un pare-feu. Un bouclier, et tapis dans son ombre, je me croyais à l'abri de tout.
Avant, j'étais timide et réservée. Aujourd'hui, je ne le suis plus, mais pour m'intégrer au groupe que dirigeait Fleur, j'avais vite appris les codes de la sociabilité.
Toujours dire oui. Toujours jouer le jeu. Toujours se ranger du côté de la majorité.
Bien sûr, ça ne me plaisait pas. Ça me faisait me sentir fausse, sauf que ça me permettait de passer le plus de temps possible avec ma meilleure amie. Après tout, ne dit-on pas qu'il faut hurler avec les loups pour être en sécurité ?
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Impitoyable [ Terminée ]
HorrorFleur et Anna, deux jeunes militantes anti-spécisme partent enquêter sur une ferme d'élevage porcin qui cache un horrible secret...