13. Bien-être animal

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À son tour, Fleur avait fini par sortir de la cage du monte-charge et tout en restant à côté elle m'avait dit.

Tu devrais filmer.

Et c'était ce que j'avais fait, mais pas parce que j'en avais eu envie. Par automatisme. Par pur réflexe et uniquement en plan large, car il n'y avait plus rien eu de beau à mettre en valeur. Rien de poétique à raconter par un cadrage recherché.

Il n'y avait eu que l'austérité d'une machinerie dont je savais déjà tout ou presque et qui, contrairement à ce que les industrielles de la viande voulaient nous faire croire, n'endormait pas paisiblement les bêtes avant qu'on les tue. Elle le faisait dans de terribles souffrances.

Fleur venait d'appuyer sur le même bouton poussoir fiché dans le mur que précédemment quand presque immédiatement après, les portes du gros ascenseur s'étaient mises à se refermer. Puis, les engrenages avaient claqué et la cage dans laquelle quelques instants auparavant mon amie et moi nous nous étions trouvées était descendue dans les méandres d'un espace empli de dioxyde de carbone. Un gaz qui était l'antithèse de l'oxygène et donc de la vie elle-même.

Dans ce genre de puits, la concentration en dioxyde de carbone était telle qu'elle provoquait une souffrance aiguë sans entraîner un étourdissement instantané, et les bêtes qui s'y retrouvaient prises au piège se mettaient alors à hyperventiler, à tenter de fuir avant de convulser. À suffoquer en hurlant et en se débattant dans un état de panique absolue.

Si comme moi vous avez déjà échappé à la noyade, subi une strangulation prolongée ou encore fait une paralysie du sommeil, dites-vous que ce procédé est cent fois pire, et ça pour une bonne et simple raison : quand le dioxyde de carbone entre en contact avec des surfaces humides telles que les yeux, les narines, les poumons ou la gorge, il se forme un acide qui entraîne toujours plus de souffrance.

Cela faisait des décennies que l'on trompait les consommateurs sur les méthodes employées pour leur fournir de la viande. Que pour occulter les violences faites aux animaux, on multipliait les euphémismes et détournements sémantiques. Un déni de réalité qui était même devenu un concept. Une doctrine que l'on appelait hypocritement bien-être animal.

Autant rien de tout ce que nous venions de voir avec Fleur ne devait être comparé à une entreprise proche de ce qu'avait été le nazisime, autant ça en avait eu tous les aspects.

Légèrement chancelante, mes pas rebondissants sur le sol comme s'il avait été fait de coton, j'étais finalement sortie de la pièce où s'était trouvé la chambre à gaz sans avoir pensé à stopper l'enregistrement de ma caméra. Lorsque Fleur m'avait rejoint, en la voyant entrer dans mon champ de vision pour me dépasser, toujours par automatisme je m'étais mise à la filmer.

Après avoir traversé un long et large couloir, nous avions franchi un lourd et épais rideau fait de lanières de plastique souple. Puis, nous étions arrivées dans ce qui allait être l'avant-dernière étape de notre visite : un hangar plus grand encore que les précédents qui à perte de vue m'avait donné à voir des dizaines d'installations de transformations et de conditionnement de la viande.

Un ensemble monstrueux fait d'épaisses structures métalliques, de bras de découpe, de mécanismes de défilement et de machines d'empaquetages. Un véritable parc d'attractions dont les tapis roulants qui montaient à plusieurs mètres au-dessus du sol auraient représenté le grand huit de l'horreur.

Alors que dans le détail je m'étais mise à filmer tout ce que j'avais pu. Qu'en le faisant j'avais senti s'écarquiller mes yeux à mesure que j'avais fixé l'écran intégré de ma caméra, fascinée que j'étais d'assister à autant de minutie horlogère, d'inventivité et de cruauté fabriquée de la main de l'homme, la même rengaine s'était imposée à moi : rien de tout ce que j'étais en train de voir ne semblait avoir servi. Tout était beaucoup trop neuf, ou alors beaucoup trop propre pour avoir déjà été utilisé.

Mais où étaient donc passées la viande et les carcasses ? Les viscères et les yeux ? Le sang qui du sol au plafond aurait dû tout recouvrir de rouge venant ainsi former comme une seconde peau ? Où étaient ces fichues bêtes que depuis le début de notre expédition clandestine nous voulions filmer avec Fleur dans l'espoir de pouvoir dénoncer une fois de plus le pire de l'élevage, de la maltraitance et de l'exploitation animale ?

Quelqu'un savait qu'on allait venir, avaient été les premiers mots qui m'étaient venus à l'esprit, sauf que je ne les avais pas oralisés tellement l'évidence était saisissante.

Quand je m'étais tournée vers ma meilleure amie pour la dévisager et lui faire part de mon émoi, de rage, je l'avais vue frapper du poing le premier boîtier électrique qui s'était trouvé dans son champ de vision.

Putain ! Fait chier ! Merde ! avait-elle craché dans un râle alors que sa main lui était devenue douloureuse et d'une voix roque parce qu'elle avait trop crié, elle avait ajouté en me fixant d'un regard fou, quelqu'un savait qu'on allait venir et il a fait déplacer les bêtes en plus de tout nettoyer.

Mais si quelqu'un savait, pourquoi il nous a laissés arriver jusqu'ici ? Avais-je alors répondu à Fleur dont le visage était resté coincé dans une grimace de douleur.

Fort heureusement pour nous, le mystère de cette absence totale d'activité humaine et animale n'allait pas durer bien longtemps, car en trouvant le laboratoire secret dont nous avait parlé Jeanne, tout nous serait bientôt révélé.

Sans davantage nous apitoyer sur notre sort, Fleur et moi nous étions donc mises à la recherche de cet endroit où cette scientifique s'adonnait soi-disant à des expériences sur les animaux et dont elle avait donné à mon amie le moyen d'accès.

Quand nous l'avions trouvé, la porte métallique qui en avait bouché l'entrée n'était pas cachée, ou même dissimulée comme nous aurions pu nous y attendre. Situé au bout d'un long couloir sans aucune sécurité ni surveillance, nous nous en étions approchés et lorsqu'elle avait dégainé le badge qui allait lui permettre de la déverrouiller, Fleur en avait appuyé la surface sur un lecteur fiché dans le mur.

Le léger bruit de bip-bip qui s'en était suivi avait vite laissé place à celui plus puissant d'un vrombissement magnétique avant que dans une lenteur frôlant la supplique, la porte métallique ne commence à s'ouvrir d'elle-même jusqu'à atteindre une butté.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant