03. De la rage, de la tristesse et de la révolte

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Après ma troisième coupe de champagne et autant d'aller et retour aux toilettes, je n'avais plus voulu qu'une seule chose : que Fleur fasse enfin son entrée.

Quand c'était finalement arrivé, contrairement à l'attitude que ma meilleure amie avait adoptée durant les heures qui avaient précédé notre garde à vue, son regard n'était plus ni fuyant ni terne. Il avait retrouvé toute sa superbe. Et le menton haut, le visage lourd et sévère je l'avais vue fendre la foule d'invités à la manière d'un prophète.

Ce soir-là comme tous les autres d'ailleurs, rien ni personne n'aurait pu empêcher Fleur de tenir son discours post-victoire. Absolument rien. Ce discours, je le connais aujourd'hui par coeur, mot pour mot et à la virgule prêt, et ça pour une bonne et simple raison : il allait être le dernier que prononcerait mon amie.

Lorsqu'elle s'était suffisamment avancée de manière à se retrouver au centre de la pièce, Fleur avait marqué le pas, puis stoppé net et sans qu'elle ait eu à le demander les gens s'étaient écartés d'elle avant de former tout autour un espace circulaire.

Dans ce décor de luxueux appartement qui venait de prendre des allures de cathédrale, j'avais soudain pris conscience du silence et quand je m'étais mise à filmer mon amie, les premiers mots avaient jaillis de sa bouche à la manière d'un tir de sommation.

- Sous prétexte de plaisir et de rentabilité, le spécisme justifie l'exploitation et le meurtre d'individus. Sous prétexte de plaisir et de rentabilité, le spécisme justifie l'enfermement, le viol et la mutilation. Sous prétexte de plaisir et de rentabilité, le spécisme nous fait croire qu'un steak haché, une saucisse à hot dog, ou un nugget n'est pas le produit de l'exploitation, du meurtre, de l'enfermement, du viol et de la mutilation d'un individu.

Fleur venait de dire tout haut ce que j'aurai pu penser tout bas si mon esprit avait été mieux ordonné. Le fruit d'un cerveau semblable au mien, mais en moins dominé par la peur. La peur de se tromper. La peur de ce que les autres auraient pu dire de moi. La énième preuve d'un leadership que personne n'avait jamais remis en question, pas même Jérem.

Aussi concentrée que j'avais pu l'être à regarder mon amie parler au travers de l'écran de contrôle intégré à ma caméra, ces quelques mots prononcés en rafale avaient été suffisants pour m'enivrer d'une ferveur que personne d'autre n'avait jamais su m'insuffler auparavant.

Ce n'est que maintenant, alors que nous ne nous parlons plus que dans mes rêves que je réalise à quel point Fleur était une personne exceptionnelle. Une femme puissante qui avait un vrai sens de la formule. Un talent que je l'avais vu exercer lors de ses échanges épistolaires avec les journalistes. Lors de débats avec ses professeurs ou encore plus jeune, quand dans la cour d'école alors qu'elle refusait de se battre elle était capable de faire pleurer son adversaire grâce à sa verve.

Après cette mise en bouche, de sa voix monocorde qui portait toujours très loin, une technique qu'elle avait apprise de sa mère professeur de chant, Fleur avait continué sa saillie et ce faisant elle avait dit.

- Ils tentent de masquer la vérité. Ils tentent de nous faire taire, de nous discréditer, de nous empêcher de leur mettre le visage dans leur propre hypocrisie et leur cynisme. Mais ces horreurs doivent cesser. Et ces horreurs auront bientôt une fin, ça, je peux vous le garantir, car de la rage, de la tristesse et de la révolte, j'en ai à revendre. Et de la rage, de la tristesse et de la révolte je sais que vous aussi, vous en avez à revendre. Et c'est grâce à cette rage, cette tristesse et cette révolte qu'ensemble nous mettrons bientôt un terme à cette folie qu'est le spécisme.

Les mots de mon amie avaient été percutants, sobrement dits, sans trop d'emphase. Ils avaient été ceux d'une cheffe de guerre qui savait que chaque victoire marquait la fin d'une bataille, mais qu'en aucun cas, elle ne signifiait l'arrêt des combats.

Exactement ce qu'il avait fallu pour nous donner envie à tous de continuer à la suivre même jusqu'au bout du monde. À monter au front. À avoir du courage, de l'abnégation, car il fallait en avoir pour faire des sit-in et des happenings. Pour repeindre en rouge des vitrines de boucheries. Pour supporter les brimades, les effets du gaz lacrymogène et les coups de matraque. Pour se lancer dans des saccages. Pour brûler et réduire à néant quand c'était nécessaire.

Le champ des actions de notre groupe de militants anti-spécisme était varié et à l'époque, nous nous sentions invincibles. Peut-être étions-nous insouciants. Inconscients pour certain, voire même, clairement anarchiste pour d'autre, mais nous au moins, nous savions que notre vérité était la seule qui puisse exister. Qu'elle était si implacable qu'elle finirait un jour par s'imposer au reste du monde et pour cause : nous avions tous l'intime conviction que l'humanité ne pouvait pas espérer survivre davantage dans une société qui continuait de tolérer l'élevage, la maltraitance et l'exploitation animale.

Maintenant que j'écris tout ça, je me rends malheureusement compte que déjà à cette époque, je savais pourquoi notre vérité ne s'imposerait jamais au reste du monde. Étudiants privés de chauffage à qui on dit de rajouter un pull. Femmes victimes d'agressions sexuelles à qui on demande si elles ont joui. Personne en fin de vie, à qui on refuse une douche quotidienne par souci de rentabilité.

L'élevage, la maltraitance et l'exploitation animale étaient acceptables, parce que la maltraitance humaine était devenue la norme. Elle était même partout, tous le temps et ça dans une indifférence qui faisait froid dans le dos.

Quoiqu'il en avait été, à chaque fois ou presque, le discours post victoire de Fleur était suivi d'un standing ovation et d'une cohue autour de sa personne. Comprenez bien que ma meilleure amie était une jeune fille solaire, vibrante, radicale, impulsive et qui possédait aussi une maturité folle alors qu'elle n'avait que dix-sept ans.

Sauf que ce soir-là, il n'y avait rien eu de tout ça et à peine son prêche de terminé, Fleur avait fui ses admirateurs comme elle aurait fui la peste. Jérem qui s'était tout de suite précipité vers elle avait bien tenté de la retenir en lui glissant quelques mots à l'oreille. Des mots qui je le sais aujourd'hui n'avaient rien été d'autre qu'une injonction à jouer le jeu pour qu'il puisse lever davantage de fonds et financer notre lutte.

Mais rien n'y avait fait et le visage aussi tragique que si elle s'était retrouvée passagère d'un navire en train de couler, ma meilleure amie était allée se perdre dans l'une des trop nombreuses pièces du luxueux appartement.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant