28. Sans vouloir me vanter

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Les entrailles de la ferme des 20000 sur laquelle Fleur et moi étions venus enquêter avaient en réalité caché une immense usine de viande artificielle, mais pas seulement puisque cette fausse viande qui y avait été fabriquée avait aussi été vendue aux consommateurs comme étant traditionnelle. Et en l'apprenant, je m'étais soudain cru capable de ressentir ce que Christophe Colomb avait vécu lors de sa découverte des Amériques.

Sauf que de suite après, de penser à tout ce que ça avait engendré comme crime contre l'humanité m'avait donné la nausée. Un mal-être si profond que sur le moment pour me convaincre que je n'étais pas en train de rêver j'avais dû me pincer jusqu'au sang.

Quoiqu'il en avait été, malgré le choc de la nouvelle et le fait que je m'étais mise à entendre le sang bourdonner dans mes oreilles, tout ne nous avait pas été dévoilé pour autant et pour cause : une question de taille était restée en suspens. Si les cellules souches qui avaient été utilisées pour obtenir cette viande artificielle provenaient des truies que nous avions libérées en arrivant ici avec Fleur, à quoi pouvait bien servir 13.V ?

Imperturbable, presque métronomique à la façon qu'elle avait eu de placer son intervention entre les claquements des machines en fonctionnement, Jeanne avait soudain ouvert la bouche pour parler et cette fois-ci Fleur avait été bien incapable de l'en empêcher.

- Notre culture utilise beaucoup moins d'eau et de terre que la viande traditionnelle, avait commencé par nous dire la scientifique avant d'ajouter, elle a une empreinte carbone proche de zéro et grâce à l'énergie verte de panneaux solaires, une installation comme celle-ci peut fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. C'est avantageux sur tous les plans. Cela permet d'éviter de tuer des bêtes, de se soustraire aux maltraitances et même d'éliminer tous les risques de propager des maladies ou de provoquer de futures pandémies. Et puisque tout ici est automatisé, c'est aussi une plus-value non négligeable en ce qui concerne les conditions de travail pour le personnel humain.

- Et en plus vous êtes fière de vous, avait soudain craché Fleur à l'attention de Jeanne après quoi, mon regard avait circulé de l'une à l'autre comme si j'étais en train de suivre un échange de balle entre deux tenniswomen.

En dévisageant la scientifique, j'avais attendu une réplique de sa part, mais elle n'était jamais venue et remontée comme un coucou suisse, ma meilleure amie lui avait craché.

- Non, mais sérieusement Jeanne ? Ça ne vous arrive jamais de vous écouter parler ? Parce que là, de suite, maintenant rien ne vous distingue plus de l'un de ces connards d'Incels de la Silicon Valley. Alors, redescendez un peu sur Terre et rendez-nous service. Non, vous savez quoi, rendez-vous service et arrêtez de vous voiler la face en vous cachant derrière le greenwashing ou le socialwashing pour justifier l'injustifiable parce que ça en devient pathétique. Avouez tout simplement qu'en vous lançant dans vos recherches et en construisant cet endroit tout ce que vous vouliez faire, c'était de remplacer une technologie que seules vous et une poignée d'autres trous duc dans votre genre aviez jugée obsolète. Sauf qu'ici, on ne parle pas du prochain gadget qui sera à la mode, ou d'une application révolutionnaire. On parle de l'espèce animale tout entière et quelque part dans vos esprits malades vous vous êtes dit que c'était une bonne idée alors que c'est hallucinant de connerie.

Frappée par l'éloquence, la lucidité, mais aussi la vulgarité des propos de Fleur, Jeanne m'avait déjà semblé avoir capitulé, car en plus de faire un pas en arrière comme après qu'elle ait reçu une puissante gifle, j'avais pu voir des larmes se former à la lisière de ses yeux ce qui les avait fait briller telles deux étoiles maudites.

Encrée dans ses certitudes, la scientifique venait visiblement d'être touchée en plein coeur par la saillie de mon amie et j'avais facilement pu comprendre pourquoi. En se lançant dans sa présentation, Jeanne avait comme voulu se justifier, mais ça n'avait pas du tout marché, du moins, pas avec Fleur qui l'avait vilipendé.

Lorsque j'avais vu l'état apathique dans lequel s'était soudain trouvée l'adulte, comme j'avais eu pitié d'elle, en penser apporter un peu de nuance aux propos incendiaires de mon amie, je lui avais alors demandé.

- Jeanne, pourquoi vous n'avez pas plus tôt fait le choix de la viande végétale ?

- C'était l'une de nos premières approches, avait commencé par me répondre l'intéressée après une déglutition qu'elle s'était forcée à faire pour ne pas s'étouffer. Puis, tout en me regardant comme si elle avait été investie d'une mission divine elle avait ajouté, mais nos études avaient démontré que par habitude, surtout par peur de ne pas retrouver le goût de ce qu'ils connaissaient déjà, la majorité des consommateurs ne voudraient jamais de ce genre de substitut. Autrement dit, ils refuseraient de manger une viande qui n'en était pas vraiment une. C'est un comportement qui a été théorisé de longue date et qui a démontré que plus la copie d'un être vivant, qu'il soit animal ou humain nous semblait proche de l'original, plus ses imperfections nous apparaissent monstrueuses. En voulant imiter la viande traditionnelle pour attirer les consommateurs, les industriels derrière ces substituts végétaux se sont donc tiré eux même une balle dans le pied et malgré l'engouement que cela a pu susciter au tout début, aujourd'hui c'est un échec cuisant. Malheureusement, ceux qui en ont fait le plébiscite avaient fondé beaucoup trop d'espoir sur le fait que leur principale cible : les consommateurs de produits carnés allaient finir par préférer la copie à l'original. Sauf que ça ne s'est pas passé et c'est encore plus vrai depuis la crise du Covid, car plus que jamais, les gens sont à la recherche de vérité et d'authenticité que ce soit dans leur vie sentimentale, leur vie professionnelle ou leur vie tout court. L'exact opposé de la direction qu'avait prise jusqu'à il y a peu notre filière, mais aussi l'humanité tout entière. Notre choix s'est donc fait de manière pragmatique. Avec nos produits, nous avions l'ambition d'offrir aux consommateurs de viande traditionnelle une expérience gustative et sensorielle identique à celles qu'ils connaissent et apprécient déjà, mais sans les impacts négatifs qui vont avec. Et sans vouloir me vanter, c'est exactement ce que nous sommes parvenues à faire.

Alors que Jeanne venait tout juste de faire une pause dans son explication, j'avais immédiatement compris que si Fleur souhaitait la contredire. Argumenter qu'elle se trompait, elle ne serait jamais de taille pour le faire, et ça pour une simple et bonne raison : aussi solaire, mature et instruite que mon amie avait pu l'être à l'époque, elle n'était qu'une gamine de dix-sept ans qui habitait toujours chez ses parents, travaillait l'été pour gagner son argent de poche et passerait bientôt le BAC. Et sur le moment, je m'étais dit que je ne valais pas mieux qu'elle.

Ce jour-là et pour la première fois de toute mon existence, dans la froideur du Meatlab dont les imprimantes 3D n'avaient jamais cessé de débiter toutes les variantes possibles de la viande porcine, avant qu'elles soient emballées sous vide, puis étiquetées pour la vente, le monde des adultes m'était soudain apparu autrement plus complexe et nuancé que l'avait été ma petite vie d'adolescente.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant