07. Jeanne

418 33 14
                                    

Alors que dans ma poitrine j'avais pu sentir mon cœur battre à se rompre et que la fuite m'était apparue comme une option plus que viable, je n'avais pas bougé de ma chaise pour autant, et ça pour une simple et bonne raison : en venant défier du regard mon père, je m'en étais soudain trouvé grandie. Plus mature et adulte que je ne l'avais jamais été auparavant.

Heureusement pour moi, la voix de ma mère avait fini par émerger du silence de mort qui s'était créé dans la pièce et ce faisant elle avait mis un terme aux hostilités.

Manges-en au moins un peu ma chérie. Pour me faire plaisir. Ça ne va pas te tuer tout de même, m'avait-elle dit après quoi j'avais pu sentir passer les secondes avant que je ne détourne les yeux de mon père pour venir la fixer elle.

C'était du sabotage, mais avec la lenteur d'une condamnée à mort s'avançant vers son bourreau, j'avais fini par saisir mes couverts. Puis, en les utilisant, j'avais fait le tri entre la viande et les légumes avant de ne manger que ces derniers.

Le repas de terminé, je savais déjà que j'irais me faire vomir dans les toilettes avec en tête l'espoir un peu fou qu'un jour viendrait ou j'aurai le courage de dire stop aux injonctions de ma mère. Au dictat carniste de mon père. À son déni de réalité. À leur connivence à tous avec le système-spéciste.

Et dans ma lancée, j'en profiterais aussi pour dire un non définitif à cette mascarade de repas de famille, sauf que nous partagions tellement peu de choses ma mère et moi, que je savais d'avance que ce jour n'arriverait jamais.

Assistante maternelle, elle avait arrêté de travailler après la naissance de mes frères pour s'occuper d'eux et depuis, c'était comme ci elle n'était devenue que l'ombre d'elle même. J'avais pourtant gardé le souvenir de l'avoir connue comme étant une femme pétillante, entreprenante et indépendante.

Les premières années de ma vie, nous les avions passés quasiment l'une sur l'autre. J'avais été sa petite fille chérie adorée. Son amour. Sa meilleure amie. Son énergie

Elle ne l'avouerait jamais, mais c'était mon père qui l'avait forcée à faire d'autres d'enfants, car il voulait des garçons. Des mecs et en acceptant de céder à son caprice, ma mère avait doublement exaucé son voeu, mais au prix de sa liberté.

Avec le recul, je crois tout simplement que les femmes de son époque étaient à quelques exceptions près toutes semblables : leur envie de se défaire des chaînes de la domination masculine était aussi profondément encrée en elles que l'étaient les principes du patriarcat et il n'y avait plus rien que je puisse faire pour changer ça. Rien, en dehors d'essayer d'être pour ma mère la meilleure petite fille chérie adorée qu'elle n'aurait jamais.

En rejoignant Fleur ce dimanche-là, la douleur sourde que j'avais pu ressentir durant notre séparation de quelques heures s'était subitement envolée et en arrivant sur le perron de chez elle, j'avais pu entendre des rires au travers de la porte. Ceux d'une famille idéale qui après le repas s'était installée pour faire des jeux de société.

Comme à mon habitude, j'étais entrée sans frapper et en me voyant, tout le monde m'avait salué avant que Fleur ne se précipite pour m'accueillir. Profitant de ma présence pour s'éclipser sans avoir à nous justifier, nous étions ensuite allés à l'étage là où se trouvait sa chambre. Son refuge d'adolescente où tout avait été à des années-lumière du mien.

Tout y était bien rangé. Des étagères, aux placards. Du bureau, aux murs dont les posters qui les habillaient avaient été méticuleusement choisis et agencés pour s'accorder parfaitement entre eux. Rien ne dépassait et bizarrement, dans toute cette rigueur qui allait même jusqu'aux choix des couleurs des lampes qui le soir venu éclaireraient la pièce, la rébellion transpirait de partout, car sous le vernis, se cachait la véritable nature de mon amie. Celle d'une fille ancrée dans son époque et qui n'était animée que par la rage, la tristesse et la révolte.

Impitoyable  [ Terminée ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant