Repas de famille

32 12 8
                                    

« Mes pauvres cousines, vous n'avez pas de chance, pour votre premier jeudi, c'est rognons à la sauce au bleu de Gex, avec un riz qui manque toujours de cuisson. »

Je ris. Constance aimait bien faire des blagues. Mais en arrivant devant les marmites pleines de riz ou d'un plat de bouts de viande sombres trempant dans une sauce blanchâtre et visqueuse, je compris que le mince sourire qu'elle arborait montrait simplement une forme de résignation devant le destin.

« C'étaient quand même des couillons, les délégués d'il y a dix ans, rouspéta Jean qui se tenait derrière elle dans la file. Un autre plat que les pâtes au Beaufort, certes, mais ils pouvaient préciser un plat comestible...

– Jean, les gros mots, soupira Constance.

– Oh là là, quelle rabat-joie celle-là. J'espère que tu n'as pas invité les Verseille, parce que sinon je m'invente un lien de parenté avec des gens au pif pour pouvoir manger avec eux.

– Non, tes cousines ne viendront pas aujourd'hui, elles déjeunent avec la famille de l'autre côté, mais elles seront parmi nous la semaine prochaine.

– Eh bien je serai malade. Solange, bouge, sinon on est encore là à dix-huit heures. »

Je souris. Le cousin Jean et ses répliques mordantes m'avaient manqués. Mal rasé, débraillé, et fervent utilisateur de mots vulgaires, il tenait en tout point à se distinguer de son frère aîné, le très policé et propre sur lui Arthur. Il ne perdait jamais une occasion de le critiquer.

J'arrivai devant les marmites. Elles étaient si grosses que je devais sans doute pouvoir rentrer dedans. La cantinière me servit abondamment. Je n'avais aucune idée de comment j'allais réussir à finir mon assiette.

J'avais huit cousins dans le même établissement scolaire que moi. Au moins un par niveau. Nous occupions à nous seuls la moitié d'une des longues tables qu'il y avait dans le réfectoire des lycéens. Les rognons dans mon assiette exerçaient sur moi à la fois une forme de répulsion et de fascination. Après tout, on disait bien que les Chinois avaient pour coutume de manger des oeufs pourris, le plat devant moi ne devait pas être pire. Mais comme personne ne semblait vouloir toucher son assiette, j'attendis un signal quelconque avant de planter mes couverts dans le monticule de riz poisseux qui s'élevait devant moi.

« Perdu, Solange, lâcha Brieuc»

Ma cousine avait entamé son entrée, une salade verte à peu près présentable. Constance arrêta sa contemplation du pot de yaourt à la framboise qu'elle avait pris, pour regarder Solange :

« Je suis navrée de ne pas te l'avoir dit plus tôt, mais pendant le repas de famille, on garde les bonnes manières. Il n'y a pas de maîtresse de maison, mais la cousine la plus âgée peut remplir ce rôle. Et je n'ai pas commencé à manger...Comme tu as enfreint une règle élémentaire de politesse, Solange, tu seras chargée de remplir le pot d'eau quand il sera vide.

– L'année prochaine, si tu as la merveilleuse idée de ne pas continuer en hypokhâgne ici, on arrêtera cette règle débile, grommela Jean, le cousin le plus âgé après Constance. Même si le plat est franchement dégueulasse, peux-tu te dépêcher de commencer à le manger, cousine, on a faim. »

Constance prit dix bonnes secondes pour reposer le pot de yaourt qu'elle tenait dans sa main et se saisir de sa fourchette, tout en fusillant son cousin du regard :

« Pour la peine, je décide qu'il est malpropre de couper sa salade ! » déclara-t-elle en enfournant une feuille artistement pliée dans sa bouche.

Les jumeaux poussèrent un cri de dépit, et commencèrent à avaler maladroitement les larges feuilles de salades dans leurs bouches. Serge lâcha la feuille noircie de formules mathématiques qu'il tenait dans sa main et demanda à Solange et à moi :

De mes cendres je renais -- Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant