« Eh bien, mademoiselle Arvor, heureux de vous voir vous joindre à nous, persifla M. Pichard. Toutes vos camarades sont arrivées une demi-heure avant vous, et vous vous offrez le luxe d'arriver après elles à la moitié de mon cours. Vous comptiez vous faire remarquer ? Eh bien c'est réussi ! »
Je cachai mon visage, sans doute rouge de honte, dans mon casier à la recherche de mon cahier de mathématiques, et rejoignis ma place près d'Emilie sur la pointe des pieds. Heureusement que je n'étais pas assise tout devant. Je réajustai ma cravate et glissai quelques mèches derrières mes oreilles. J'avais enfilé mon uniforme en trois minutes montre en main, certaines étapes avaient dû être bâclées.
Mon cahier était ouvert, mon stylo était prêt à écrire le cours, mais je n'arrivais pas à me concentrer sur le discours de M. Pichard. J'avais encore la gorge sèche, même si j'avais dû boire au moins un litre d'eau aux toilettes avant de rejoindre la classe. Je recopiais ce qu'écrivait Emilie, sans en comprendre un traître mot, ni le sens du cours.
Je plissai les yeux pour essayer de distinguer ce qui était griffonné à l'encre sur le cahier de mon amie, pourtant bien plus propre que le mien. Emilie écrivait si petit, avec une encre si pâle, et ses abréviations étaient si obscures ! Moi qui pensais avoir une bonne vue ! Je me savais en retard de trois paragraphes au moins. Et la question de suivre les explications alambiquées de M. Pichard ne se posait pas. Je me contentais d'entendre des vagues sons, et de temps à autre des chiffres et des lettres sortis de leur contexte pendant que je luttais pour recopier les lignes de symboles alphanumériques du cahier d'Emilie.
Alors arriva le moment fatidique. Le professeur de mathématiques s'arrêta soudainement dans son discours, traça à la craie une suite de lettres et de chiffres, chercha quelqu'un dans l'assemblée des élèves qui l'écoutaient, ou pas, et son regard se posa sur notre table. Il allait interroger Emilie, c'était son élève préférée, après tout :
« Mademoiselle Arvor de Mont-Frémont, nous ferez-vous l'honneur de résoudre cette équation ? »
Des ricanaments nerveux se firent entendre depuis plusieurs tables. Je crus même voir Nanthilde esquisser l'ombre d'un sourire narquois. Au fond, je les comprenais. Pour leur plus grand bonheur, ils n'étaient pas interrogés, et ma mine déconfite devait être assez comique à voir. Je restais pourtant figée sur ma chaise. De l'eau, j'avais besoin d'eau.
Je crus voir Emilie tourner un visage inquiet vers moi. J'aurais dû me lever depuis au moins trente secondes :
« Monsieur, puis-je résoudre l'équation ? Je crois que j'ai trouvé la solution.
– C'est généreux à vous de vouloir sauver la peau de votre camarade, mais je tiens vraiment à ce que mademoiselle Arvor vienne au tableau. Après tout, c'est en forgeant que l'on devient forgeron, n'est-ce pas ? »
Je n'entendis pas la réponse d'Emilie. L'air était devenu irrespirable, et j'inspirai de grandes goulées comme une apnéiste qui sortait de l'eau après trente minutes d'immersion. Je ne distinguais plus que des formes vagues, le rouge et le brun des uniformes, et la pâle lumière du printemps qui filtrait à travers les fenêtres.
« Mademoiselle Arvor, venez au tableau, et ne faites pas une crise d'hystérie. C'est une équation simple que tout élève de sixième devrait savoir résoudre. »
Je le savais, et si j'avais pu bien lire l'équation, peut-être que je l'aurais résolue. Ou peut-être pas. A ce moment-là, je ne sais pas ce que j'aurais donné pour une goutte de n'importe quel liquide. Même l'horrible sauce aux bleu de Gex des rognons servis trop souvent le jeudi midi aurait pu apaiser ma soif inextinguible. J'agrippai la table à deux mains pour m'aider à me mettre debout, et une sensation de vertige manqua de me faire trébucher dans l'allée. Pourquoi n'arrivais-je plus à voir aussi bien que tout à l'heure ? Je marchai trois pas avant de devoir m'appuyer à la table la plus proche de moi, occupée par Elise et Galswinthe. J'avais le cœur au bord des lèvres, lèvres que je gardais pincées pour ne pas laisser le contenu de mon dernier repas s'échapper.
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De mes cendres je renais -- Tome I
ParanormalJusqu'à quel point connaissez-vous vraiment votre famille ? Un uniforme laid, une cantine qui sert des plats inommables, des camarades de classe un peu bizarres, un nom à rallonge... A part les paysages à couper le souffle, Alexandra devait bien adm...