Pour le mieux

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Quand Constance reconnut Pierre-Louis, glabre, les chaussures brillantes de cirage et l'uniforme à peine froissé, elle ressentit au plus profond de ses tripes la tension qu'elle ressentait à chaque fois qu'elle le voyait. Cette respiration coupée, ces picotements qui remontaient jusque dans le bout de ses doigts et puis cette furieuse envie de se rapprocher physiquement de lui. Mais Constance, malgré son indéniable profil de littéraire, savait rester extrêmement logique et lucide sur ses émotions. Et de cette tension elle avait retenu deux choses :

D'une part, elle avait le béguin pour Pierre-Louis Leclerc. A force de se côtoyer et à discuter de partitions de chants de messe, ils en étaient venus à parler de choses moins prosaïques, et la jeune fille ne se trouvait pas insensible au fait que l'étudiant parle avec elle parce qu'il s'intéressait à elle. Chaque fois qu'elle l'apercevait, ou qu'elle entendait sa voix, son cœur se mettait à s'emballer, et elle s'était même surprise à se rendre à la chapelle officiellement pour voir si l'organiste n'avait pas de soucis de partitions, officieusement pour voir tout simplement l'organiste.

D'autre part, elle ne devrait pas ressentir ces sentiments. Ils n'étaient qu'une vaine distraction, et ce n'était pas parce qu'elle étudiait la pensée stoïcienne en cours de philosophie qu'elle pensait cela. Même si ses parents n'étaient pas divorcés, elle était issue d'une famille trop atypique, pour qu'on l'accepte dans une famille comme celle de Pierre-Louis. Même si celui-ci pourrait se montrer conciliant, elle comprendrait tout à fait que ses parents ne veuillent pas d'une bru conçue hors-mariage, quasiment livrée à elle-même depuis ses quatorze ans, et dont les deux parents traînaient une réputation de débauchés notoires. Et elle ne voulait pas être la cause d'un conflit intra-familial. Elle souffrait suffisamment de ceux qui existaient dans sa propre famille, il ne serait pas juste d'apporter la zizanie dans une autre.

Elle n'était pas convenable. Arthur avait beau dire que ceux qui la rejetteraient pour une histoire de passé familial trouble étaient des ânes, mais Arthur était un idéaliste, même si elle devait bien avouer que ses paroles, et surtout le nougat de sa grand-mère, l'avaient réconfortée. Son cousin était quelqu'un de très cultivé, mais la prise de position politique ne lui réussissait pas. Elle se souvenait d'un accrochage avec leur grand-père lors d'un déjeuner aux Trois-Buttes où Arthur avait plaidé en faveur de l'autorisation du mariage entre Doués et Indoués, ce que Gilles de Mont-Frémont s'était toujours obstiné à condamner. Arthur plaidait avec les sentiments, mais il ne songeait jamais aux aspects pratiques. Comment lui en vouloir ? Ses billets de train et sa nourriture avaient toujours été payés par ses parents, il n'avait jamais eu à régler de facture d'eau, ou encore à renoncer à la viande la dernière semaine du mois pour ne pas dépasser le montant de la pension alimentaire que son père lui versait.

Enfin, elle avait remarqué que Pierre-Louis semblait partager les mêmes sentiments qu'elle. Mais pour leur bien à tous les deux, elle devait doucher tous les espoirs qu'il avait, et le plus vite possible. Le plus tôt serait le mieux. Elle attendit quand même qu'il l'aborde, le temps de réfléchir à la formulation qu'elle allait adopter :

« Bonsoir Constance

– Bonsoir Pierre-Louis. Tu viens...pour l'orgue ?

– Oui...Si j'ai le temps j'irai travailler le chant de communion pour la prochaine messe. »

Constance balaya du regard les rangées de banc de la chapelle. Ils étaient seuls. Elle posa son regard sur la statue de la Sainte-Vierge en plâtre qui trônait dans une des chapelles latérales, et implora silencieusement l'aide de celle qui avait tant souffert pour son fils, elle qui avait tant souffert à cause de ses parents. Elle devait le faire, pour Pierre-Louis.

De mes cendres je renais -- Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant