6 - Abby

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— On doit y aller. Maintenant.

— Mais c'était pour de faux, je voulais juste jouer.

Il lui semblait que la plupart des enfants avaient pour premier souvenir un jour d'école, le sourire de leur grand-mère ou la peur d'avoir perdu leur doudou. Abby, elle, se rappelait de la porte de la Ford Thunderbird bleu clair qui claquait derrière elle, puis de la route poussiéreuse qui s'étirait à l'infini par la lunette arrière tandis qu'ils laissaient Merribourrough derrière eux. Elle n'avait que cinq ans, et elle fuyait pour la première fois.

La petite Tracy avait une poupée formidable. Ce n'était rien de spécial, maintenant qu'elle y repensait, elle jouait simplement une mélodie lorsqu'on lui pressait la main, mais à l'époque elle lui avait semblé tout bonnement incroyable. Tracy lui avait laissé joué avec, ce qui était inhabituel car, déjà, elle était une petite fille réservée. Abby ne se souvenait pas si elle s'était amusée longtemps ou pas, ni même ce qu'elle avait fait précisément, mais elle se rappelait de la joie qu'elle avait ressentie. Au-delà du nouveau jouet, un autre enfant s'était montré gentil avec elle.

Alors, elle avait voulu lui faire plaisir aussi. Rien de plus. Pour elle, ce qu'elle avait fait n'avait rien d'extraordinaire, mais les adultes qui les surveillaient n'avaient pas été du même avis. Eugène avait déjà dû la prévenir, sans doute, mais elle était encore trop jeune pour réellement assimiler que les gens autour d'elles n'étaient pas capables de convoquer une loge, si petite soit elle.

En l'occurence, il ne s'agissait même pas d'une loge à proprement parler, juste la vision d'une fraction de monde qu'elle avait fait apparaître entre ses mains, scintillante, lumineuse. Une sorte d'image qu'elle avait voulu partager avec Tracy. Par chance, c'était Eugène qu'ils avaient appelé, et non la police ou les secours. Il avait donc pu venir la chercher en toute hâte et ils étaient partis. Avant cela, elle avait entendu des cris, des bruits sourds, mais elle n'avait pas vu ce qui s'était passé, comment il avait géré la situation. Elle préférait ne pas savoir. Il avait fait ce qui était nécessaire.

Ensuite, ce fut North Peak, où ils ne restèrent que peu de temps. Sur le chemin, ils avaient vu un portrait-robot d'eux dans les journaux. Eugène s'était rasé et lui avait coupé les cheveux, qu'elle n'avait plus porté longs depuis lors.  Ils transitèrent le long de la côte durant tout l'été, ne s'attardant nulle part, partant dès qu'on s'intéressait de trop près à eux. Ce n'est qu'à Cape Coll qu'ils s'installèrent plus longuement, car l'automne arrivait et qu'il devenait suspect qu'elle ne soit pas scolarisée. C'est là que son instruction débuta, à plus d'un titre, et c'est à partir de ce moment qu'oncle Irvin se manifesta.

Jusqu'alors, les loges lui servaient de refuge, d'aire de jeux dans laquelle elle pouvait s'évader, échapper au monde qui, elle l'avait toujours senti, était trop petit pour elle. Mais un jour il fut là, sa silhouette se découpant au milieu des arbres fruitiers et des lianes. D'un naïveté qu'elle jugeait aujourd'hui confondante, elle n'avait pas même eu peur lorsqu'il était venu la rejoindre et s'était assis avec elle. Irvin n'était ni grand ni particulièrement imposant, mais elle n'était qu'une enfant, et il lui avait alors semblé gigantesque. Ses longs cheveux blancs étaient coiffés sous forme de nattes et il portait une sorte de tunique sombre d'un style qu'elle n'avait jusqu'alors jamais vu. Sa manière de se mouvoir, les expressions de son visage, la teinte de sa peau, tout lui semblait étrange, et pourtant familier. Instinctivement, elle sut qu'il était différent. Instinctivement, elle sut qu'ils étaient liés.

Il ne fit guère  plus que se présenter ce jour-là, et lui dit qu'il se chargerait autant que faire se pouvait de lui apprendre ce qu'elle devrait savoir. Elle n'avait pas compris -comprenait-elle seulement ? - mais s'était immédiatement sentie rassurée d'avoir une présence avec elle, un guide dans ce monde qu'elle était seule à pouvoir explorer. Lorsqu'elle avait raconté sa rencontre à Eugène, il avait semblé abattu, catastrophé, n'avait eu de cesse de dire qu'il était trop tôt mais, malgré cela, lui avait dit qu'il s'agissait de la suite normale des choses et qu'elle devait suivre les instructions de son oncle.

Elle l'avait fait, tout au long des années. Irvin s'était révélé non seulement un professeur en matière d'histoire de Ren'Oa et de pratique des runes, mais il lui avait également fait office de confident, d'épaule sur laquelle s'appuyer lorsqu'elle rencontrait des ennuis dans sa vie factice. Il ne comprenait pas tout - à dire vrai, nombre de concepts terriens lui paraissaient assez abstraits -, mais lorsqu'il se trouvait dans les loges, il se montrait toujours prêt à lui prêter une oreille attentive. Et, bien qu'ils n'aient jamais communiqué, il semblait porter un respect sans bornes aux efforts qu'Eugène déployait pour l'élever et assurer sa sécurité. 

Si Eugène avait fait en sorte qu'elle vive une vie relativement heureuse, c'était toutefois Irvin qui l'avait forgée. Il lui avait appris l'importance de sa tâche, la difficulté de sa mission, les peines et les douleurs qu'elle devrait tant subir qu'infliger. Et, in fine, avait gravé en elle l'impossibilité de l'échec.

Car échouer signifiait la fin de tout. Et, ainsi, tous les moyens étaient justifiables tant qu'ils permettaient d'atteindre le but escompté. Elle était riche, disait-il, car le seul choix qu'elle n'avait pas le luxe de s'offrir était l'abandon. 

Abby savait donc à quoi s'en tenir. Rien n'avait d'importance, rien n'avait la moindre signification si ce n'était permettre de tracer le chemin le plus court vers Ren'Oa, vers Monnengätthar. Aujourd'hui, elle était prête et le moment était venu. Jack, lui, ne l'était pas encore, mais cela ne ferait pas la moindre différence. Si elle devait le trainer de force à sa suite, déchirer son esprit pour qu'il se montre à la hauteur de ses responsabilités, elle le ferait, et sans la moindre hésitation. 

La perspective était terrible, mais elle n'en ressentait ni peine ni culpabilité. Car il ne s'agirait là que de la première pierre d'un chemin qu'elle savait être ardu. Une première nécessité douloureuse qui serait vite chassée par les autres.

Non, Abby le comprenait maintenant, son premier souvenir n'était pas celui d'une fuite. C'était celui du début de son histoire. 

S'installant dans sa chambre, elle se prépara à la lutte qui s'annonçait, car il était temps que l'Ouvreuse de runes  et le Protecteur se rejoinnent.

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant