37 - Abby

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C'était Jack, mais ce n'était plus tout à fait Jack.

L'homme qui se tenait au centre de la place, attendant que le silence se fasse, portait bien la peau de celui qu'elle avait trainé de force sur Ren'Oa, mais il s'était départi de sa peur, de ses doutes et de son instinct de fuite. C'était Jack qui était entré dans les geôles de Blanc, mais le Protecteur en était sorti. Abby aurait dû être soulagée de sa métamorphose, mais étrangement la nostalgie prédominait.

Sa prise de pouvoir était toutefois fascinante. Jack ne s'était pas vu confier les responsabilités qui lui incombaient à présent, pas plus qu'il n'avait fait preuve de sa capacité  à les assumer. Il s'était simplement contenté de saisir le commandement, de l'arracher des mains de ceux qui le détenaient auparavant, les mettant au défi de lui contester ce droit. Ce que personne n'avait fait.

De fait, il était devenu leur chef en se comportant comme tel, et plus il tenait cette posture, plus ceux qui l'entouraient s'y conformaient. Son influence semblait grandir d'instant en instant et il lui paraissait presque comique de se rappeler l'homme désorienté et fuyant qu'il avait été seulement quelques semaines plus tôt.

Son improbable ordre de libérer les prisonniers n'avait pas été appliqué de gaîté de cœur, certes, mais il avait été appliqué. Ainsi, la cour intérieure de Penance était-elle maintenant le théâtre d'un étrange mélange de gardes et de détenus, chacun organisés en petits groupes et se toisant de regards promettant le pire. Au milieu de la foule, les hommes d'Eirik - une cinquantaine - paradaient en faisant office de service d'ordre. Ils avaient pour mission d'empêcher les uns et les autres de s'entretuer et, si leur neutralité laissait évidemment à désirer, ils arrivaient pour l'heure à leurs fins.

Jack trônait au milieu de la place, patient, et Abby devinait que son attitude était la clé de voûte de cette cohabitation improvisée. Pour l'heure, prisonniers et soldats restaient calmes car lui l'était. La situation ne dégénérait pas parce qu'il exprimait de la force. Mais au moindre signe de faiblesse, d'hésitation, tout cela virerait au bain de sang.

Il s'éclaircit la gorge et peu à peu, de plus en plus de regards se tournèrent vers lui. Les groupes commencèrent à se resserrer, à s'avancer vers lui, formant un gigantesque arc-de-cercle pour venir l'écouter. Julius et Tark se tenaient un peu à l'écart, caressant leurs armes dans un geste étonnamment semblable. Abby sourit en pensant que si Rolféo et elle faisaient l'objet de sous-entendus incessants - et franchement lourds -, c'était plutôt au prince et à la chasseuse qu'il aurait fallu s'intéresser. Ces deux-là se rapprochaient de jour en jour, quoique d'une manière un peu gauche. Elle se fraya un chemin pour se mettre aux avant-postes, le moine sur les talons, et alla se placer entre un groupe de soldats en armure et un trio de détenus uniquement vêtus d'une livrée sale. Alors que Jack prenait la mesure de la foule qui lui faisait face, Rolféo posa une main sur son bras, et elle sentit la tête lui tourner, son esprit tendre vers ailleurs. Ou plutôt, attirer l'extérieur.

A sa droite, là où se tenait un grand garde au visage fermé barré par une ancienne cicatrice, Abby vit un point noir se mettre à grésiller, puis grandir, s'étendre en tous sens à la manière d'un tableau en train de brûler. La souillure continua sa croissance malsaine, eut bientôt la taille d'un poing, puis recouvrit complètement la partie supérieure du corps du garde. Enfin, devant les yeux horrifiés de la jeune fille, le noir s'estompa, et Monnengätthar fut là.

Elle sursauta et retint un cri de terreur. Rolféo ne réagit pas, à peine raffermit-il sa prise sur son bras, mais peut-être n'était-ce là que le fruit de son imagination. Sa respiration s'accéléra et elle dut lutter contre une vague de nausée, son esprit lui dictant l'absurdité de la vision qui s'offrait à elle. Si, tout autour d'elle, s'étendait la cour intérieur de Penance, la tâche flottante ne voulait pas disparaître et lui laissait voir l'orangeraie de Monnengätthar, ses arbres en perpétuelle croissance, ses fruits qui poussaient, grossissaient puis pourrissaient à même les branches avant de redevenir poussière puis de croître encore et encore. Au fond, loin derrière l'enchevêtrement  floral, le château-ombre laissait voir sa funèbre silhouette clignotante. Et, enfin, Irivn fut.

Fidèle à son habitude, il apparut d'une manière dérangeante, comme s'il se matérialisait là où il ne se trouvait pas un instant auparavant, invitant Abby à douter qu'il ait réellement été absent. Seuls son visage et le haut de son buste étaient visibles, et il semblait passer la tête par cette fenêtre qui souillait la réalité pour observer la scène. Lui accordant un bref coup d'œil, il porta un doigt à sa bouche pour l'inviter à se taire, et reporta son attention sur Jack.

—  Silence, mon enfant. Ils ne peuvent pas me voir, mais toi si. Ne leur donne pas de raisons de penser que tu n'es pas en pleine possession de tes moyens.

N'ayant pas réellement d'autre choix, Abby hocha doucement la tête et se tourna vers Jack qui commençait son discours. Elle détestait toutefois qu'il la mette dans cette situation, à lutter pour donner le change.

—  J'en suis navré, répondit-il (une larme roula sur les yeux de l'adolescente alors qu'elle se rendait compte qu'Irvin lisait dans ses pensées). Tout comme je le suis de ne pas pouvoir te porter meilleure assistance ici. J'ai bien peur que nous devions nous en remettre à lui, et j'espère qu'il est prêt.

—  Il l'est, espéra-t-elle, ne sachant trop si elle avait prononcé ces mots à haute voix.

—  Il devra l'être, car jamais il n'a été écrit que tu le serais à ce stade. Il te reste du chemin à parcourir pour acquérir la détermination de faire ce qui doit l'être, et il va falloir qu'il te permette de le parcourir. Mais voyons donc.

Abby se rendit compte que Jack avait commencé à parler, et que chacun s'était tendu, prêt tant à le suivre qu'à déclencher une émeute. Trop absorbée par Monnengätthar et par Irvin, elle avait raté ses premiers mots et fit donc en sorte de se concentrer sur lui.

—  ...sur mon ordre, vous voilà libres. Cependant, vous n'êtes libres qu'à l'intérieur de cette prison, et les Tiberius sont à nos trousses. Peu importe que vous soyez sortis de vos cellules, car l'armée vous y remettra aussitôt, dès qu'ils nous auront réglé notre compte. 

Jack marqua une pause, l'assistance pendue à ses lèvres. Il se tourna vers Julius, lui adressa un sourire triste que le prince lui rendit, puis hocha la tête avec une expression de regret et reprit d'une voix forte et claire.

—  Mais ce n'est pas ce qu'ils vont faire, n'est-ce pas ? L'homme derrière moi est le prince Julius Tiberius, et l'armée vient le chercher. Fangren vient le chercher, avec ses hommes. Que va-t-il faire ? Beaucoup d'entre vous ont eu le malheur de croiser sa route. Je vois des femmes parmi vous, prisonnières ou soldates, je suis certain que vous le connaissez. Alors, dites-moi, que va-t-il faire ?

Une nouvelle pause, puis d'une voix plus forte et plus claire encore, mais pourtant calme : 

—  Il donnera l'ordre de prendre Penance. Ils vont violer vos femmes. Humilier vos maris. Ils vont tuer vos enfants. Ils tueront jusqu'à la dernière âme, et ce pour la seule raison qu'ils le peuvent. Parce qu'ils sont plus forts, que nous leur résistons et que cela leur en donne le droit. C'est ce qu'ils vont faire, et c'est une certitude. La question est : qu'allez-vous faire ? Vous pouvez retourner dans vos cellules ou vous battre à nos côtés. Si vous choisissez la prison, vous pourrez  implorer leur pitié. Vos familles mourront, mais peut-être serez-vous épargnés. Si vous décidez de vous battre, vous répondrez à l'autorité de mes capitaines : le prince Julius, Tark, Dayne et Eirik. Et, par-dessus-tout, à la mienne. Prisonniers, vous combattrez aux côtés et pour vos anciens gardes, ce seront vos frères d'armes. Gardes, vous combattrez aux côtés et pour vos anciens prisonniers, ce seront vos frères d'armes. Ainsi, anciens gardes, anciens prisonniers, nous combattrons et nous mourrons ensemble. Car notre chance sera infime, mais c'est la seule que nous ayons de quitter Penance en hommes libres.

Encore une pause, qui serait la dernière, Abby le comprit, puis Jack conclut son appel en arborant une détermination effroyable dans son regard.

—  Alors, que ceux qui souhaitent reculer remontent dès maintenant dans leurs cellules. Et que les autres suivent mon commandement et viennent saisir leurs armes !

Le rugissement qui s'éleva de toutes parts fut si fort que la place elle-même sembla vibrer. Tandis que la nouvelle armée s'agitait en tous sens et que Rolféo la pressait de se mettre à l'abri un peu plus loin, Abby vit Irvin et Monnengätthar disparaître. 

Même après que la vision se soit dissipée, elle garda l'image du féroce sourire arboré par son oncle.

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant