1 - Jack

36 2 0
                                    


— Mon enfance ?

Le docteur Cheon glissa la main dans son sac, fouillant à l'intérieur avant d'en sortir une lingette. Avec précaution, elle la déplia puis retira ses lunettes pour en nettoyer les verres. Elle étudia le résultat à la lumière de la fenêtre avant de rompre le silence.

— Oui, j'aimerais que nous essayions à nouveau.

Jack grimaça, se tortillant sur son siège en cuir.

— Je ne suis pas sûr d'être prêt, docteur. C'est peut-être un peu prématuré.

Elisabeth Cheon haussa les sourcils, ferma les yeux un instant, se massant les tempes avant de les rouvrir. Il savait que cela signifiait qu'elle allait lui parler franchement.

— Jack, permettez-moi d'être honnête avec vous. Vous êtes venu me voir deux fois par semaine au cours des six derniers mois. Jusqu'à présent, nous avons discuté de votre travail, de votre quête de sens et des difficultés de communication que vous rencontrez avec Rachel. Pour être tout à fait honnête, nous tournons un peu en rond. Ces sujets ne sont que des symptômes, Jack. Nous pourrions continuer à les aborder pendant des années, et cela me conviendrait très bien, étant donné mes honoraires. Cependant, ces symptômes ont une source, et ils ne disparaitront pas tant que nous ne l'aurons pas identifiée. J'insiste : parlez-moi de votre enfance.

— Vous ne trouvez pas ça un peu cliché ? répliqua-t-il en grimaçant. Tout ramener à l'enfance, n'est-ce pas pour ça qu'on tourne votre profession en dérision  ?

Le docteur leva un doigt pour le reprendre.

— Vous ne vous en tirerez pas avec de l'ironie. Mais peut-être que je me trompe, c'est à vous de me le dire. Est-ce que vous avez eu une enfance heureuse ?

Jack envisagea de se lever et de partir. Quelle différence cela ferait-il ? S'il venait, c'était pour faire plaisir à Rachel, pour sauver ce qui pouvait encore l'être entre eux. Et pour cela, il devait déjà mentir à ses collègues, à leurs voisins. La psychologie, comme on appelait cette nouvelle discipline, était peut-être à la mode dans les grandes villes, mais pour les gens d'ici, consulter équivalait à être fou. En cela, il n'était pas certain d'être en désaccord avec eux. Il ne voyait pas en quoi ressasser le passé permettrait de résoudre les problèmes du présent, et il n'avait aucune envie de le faire. Il l'avait volontairement laissé derrière lui et n'avait aucune intention de le laisser ressurgir dans la vie qu'il avait construite.

Le regard du docteur Cheon était fixé sur lui depuis son bureau en bois sombre, derrière ses petites lunettes aux verres en forme d'amande. Jack se surprit à se demander à quoi ressemblait la vie de cette femme en dehors de son cabinet. Elle avait la petite trentaine, comme lui, et il pouvait l'imaginer dans un autre contexte, vaquant à ses occupations comme une personne ordinaire. Mais ici, elle était droite, rigide, autoritaire. Elle essayait de l'obliger à fouiller dans son esprit pour mettre en lumière ses blessures. Il se demanda ce qui lui donnait l'autorité, et même la compétence, de faire cela.

Il changea de position sur le siège, ajusta sa pince à cravate sans réelle nécessité, puis prit une grande inspiration.

— D'accord. D'accord, parlons-en. Je ne dirais pas que j'ai eu une enfance heureuse. Mon père... mon père était fou et...

Le docteur Cheon l'interrompit d'une voix calme.

— Nous ne sommes pas ici pour poser un diagnostic. Racontez-moi simplement, sans jugement.

Jack baissa les yeux et esquissa un sourire triste.

— Docteur Cheon. Elisabeth. Je sais que vous avez fait de grandes études mais, croyez-moi, mon père était complètement cinglé.

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant