25 - Abby

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Ce fut l'odeur, douce et printanière, qu'elle remarqua en premier. Puis elle vit les fleurs, rouges, bleues, vertes, violettes, jaunes, caressées par la brise. Assise au milieu du champ, ses pieds nus à moitié enfoncés dans la terre meuble, Abby constata avec horreur que, malgré ses efforts, elle avait à nouveau sombré dans le sommeil. Elle était de retour.

A Monnengätthar.

Elle portait une robe, bleu pastel cette fois-ci, en lieu et place de la tenue de prisonnière qui était la sienne dans la réalité. Passant la main dans ses cheveux, elle eut la surprise de les découvrir longs et noués en d'épaisses tresses. Le champ était vaste, entouré de toutes parts par d'immenses montagnes. Elles-mêmes étaient surmontées de ces nuages d'une immobilité malsaine, dont la vue lui donnait immanquablement la nausée. Et, haut dans le ciel, brillait ce soleil percé d'un trou sombre parfaitement rond, si large que l'astre n'était en fait jaune que sur son pourtour. Il scintillait cependant fort, quoi que d'une lueur froide. Enfin, l'ombre du château apparaissait et disparaissait, se déplaçant en même temps que son regard de sorte à constamment se trouver face à elle.

Il apparut, occupant tout à coup un espace pourtant vide un instant auparavant. Il semblait tomber du ciel, un bon mètre au-dessus d'elle mais, de toute sa grâce, il se laissa finalement flotter puis posa les pieds au sol comme un oiseau atterrissant sur une branche. Drapé d'un habit martial de riche tissu gris brodé de fil d'or, sa longue chevelure savamment nouée derrière sa tête, les bras croisés derrière le dos, il lui était tant familier qu'inconnu.

—  Mon oncle, fit-elle avec un dédain mêlé de tristesse.

— Abby, ma chère Abby. Pourquoi telle résistance ? 

Elle n'eut pas besoin de lui répondre. Irvin vit son regard balayer le champ, les montagnes, le soleil vicié, englober le plan entier avec dégoût. Il parut surpris, quelque peu déçu également.

— Tu ne sais rien, et pourtant déjà tu juges, jeune fille.

— Ils disent que tu es l'un des siens. Qu'on t'appelait "le Boucher". Que tu as...c'est la vérité, "oncle" ? C'est ce que tu es vraiment, un des disciples de Rhadamanthe ?

Elle cracha par terre, sans trop savoir pourquoi, un geste d'instinct. Irvin ne sembla point trop goûter à cette démonstration. Son expression se rembrunit de même que, lui sembla-t-il, le ciel tout entier.

— Oh, je sais ce qu'on dit de moi, finit-il par répondre avec lassitude. A bien des égards, les légendes disent vrai, et pourtant...Oui, je me trouve sur Monnengätthar, avec lui, et cependant nous attendons ta venue.  Nous qui sommes décrits comme tes ennemis jurés, ne t'avons-nous pas formée, ne t'avons-nous pas protégée ? Et ne le ferons-nous pas encore ?Ne suis-je pas présentement en train de le faire ?

Il n'élabora pas plus, et sa réponse lui donna un haut-le-coeur. Quelque part, malgré l'évidence, Abby avait espéré qu'elle se trompait, qu'il y avait plus à savoir, un sens caché, un mystère derrière le mystère. Elle ne l'avait pas beaucoup connu, mais il avait toujours été la figure rassurante, l'image du bien, du père de substitution. C'était lui qui avait été son seul compagnon dans les loges. Lui qui lui avait appris à les utiliser. Qui lui avait expliqué qu'il existait un monde au-delà du monde, qu'elle y était importante, spéciale. Qu'on l'y attendait. C'était pour lui, avant toute chose, qu'elle était revenue.

Il devait être retenu prisonnier en Monnengätthar, avait-elle commencé par croire. Détenu en otage pour l'y attirer. On devait le diffamer. L'explication la plus simple ne pouvait pas être réelle. Il devait forcément y avoir d'autres strates de vérité. Pourtant, elle se devait de faire face à la réalité. Celui qu'elle avait jusqu'alors appelé son oncle se trouvait de l'autre côté des runes d'un monde qu'elle était vouée à détruire.

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant