3 - Jack

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— J'insiste, Jack, votre esprit ne peut pas modifier la réalité.

Le docteur Cheon avait l'air de plus en plus agacée. Ils avaient débattu du sujet durant les trois dernières semaines, et aucun d'entre eux ne parvenait à convaincre l'autre. Il ressassait sans cesse les mêmes arguments en boucle, taisait méthodiquement ce qu'il ne souhaitait pas révéler.

—  Elisabeth, ça ne peut pas être une coïncidence. Le jour où je vous ai parlé d'Andrew, je découvre qu'il est mort.  Horriblement assassiné, vous avez vu les images. J'ai fait quelque chose. J'ai déclenché quelque chose, je sais que ça a l'air fou, mais je sais aussi que c'est de ma faute.

Le médecin plissa les yeux, ouvrit la bouche pour répondre puis la referma. Elle répéta l'opération plusieurs fois. De toute évidence, elle hésitait à lui répondre. La connaissant, une telle retenue été préoccupante.

Jack s'attarda sur le cadre photo posé sur son bureau, qui pour la première fois était orienté de sorte à ce qu'il puisse voir le cliché de famille qu'il abritait. Le docteur Cheon devait avoir une dizaine d'années sur cette photo, et elle était entourée par ses parents. Ils souriaient. Jack s'était inconsciemment figuré que les parents d'Elisabeth étaient tous deux asiatiques, mais ce n'était finalement pas le cas de sa mère. Jack hocha pensivement la tête, classant cette information parmi les millions d'autres éléments de savoir dont il ne se servirait probablement jamais.

—  Il y a d'autres hypothèses plus plausibles, finit-elle par répondre en soupirant. J'ai... j'ai vu les images d'un homme qui s'appelait Andrew, en effet, et ce qu'il a subi a dû être horrible. Je ne sais pas si j'ai vu votre frère, Jack. Etes-vous certain qu'il s'agissait bien de lui ?

Jack en resta bouche bée, cette dernière question lui ayant fait l'effet d'une gifle. La consternation s'effaça toutefois bien vite, laissant bientôt place à une colère mêlée d'indignation.

— Bien sur que j'en suis certain, c'était mon frère ! Sauf votre respect, quand on passe une quinzaine d'années à se faire taper sur la gueule, on a tendance à se rappeler de la tête de celui qui souffre avec nous. Comment pouvez-vous me demander ça ? Si c'était un de vos parents, si c'était votre père, ne le reconnaîtriez-vous pas ? Auriez-vous des doutes ?

— Non, bien sur, répondit Elisabeth en déplaçant calmement la photo afin que Jack ne la voie plus. Je dis simplement que le fait de vous replonger dans votre enfance constitue un évènement traumatique en soi. Nous réagissons tous différemment à nos traumas. Par la douleur, l'oubli, le silence, la colère, consciemment ou non, chacun à sa manière. Mais nous réagissons. Je n'ai pas voulu dire que vous imaginez quoi que ce soit, je veux simplement que vous sachiez que c'est une réaction possible et normale.

—  Mon frère est mort, confirma-t-il tristement .

—  Et dans ce cas, vous n'y êtes pour rien. La vie réserve son lot de coïncidences, certaines heureuses, d'autres cruelles. Mais en aucune manière vous n'avez pu provoquer ce qui s'est produit, de même qu'en aucune manière vous n'auriez pu l'empêcher.

Jack posa les mains à l'arrière de son crâne et secoua mollement la tête. Les mêmes arguments, les mêmes conclusions. S'il voulait avancer, sortir de la torpeur qui ne l'avait plus quitté depuis qu'il avait vu le visage abominablement défiguré d'Andrew, il lui faudrait se livrer un peu plus. Sans cela, quel était même l'intérêt de ces rendez-vous ? Ce n'était que lorsqu'il avait accepté de s'ouvrir à elle que le médecin avait parvenu à l'aider. S'il ne le faisait pas, il risquait d'enfouir une nouvelle tumeur au fond de lui, et qui savait quand il serait à nouveau prêt à la mettre à jour ?  Prenant son courage à deux mains, il finit par se décider.

— Je l'ai revue. J'ai revu Abby.

— Encore un rêve, lui répondit Elisabeth en se penchant sur son bureau, l'air grave.

— Oui, mentit-il. Je... j'ai pu lui parler, cette fois. C'est surtout elle qui veut parler en fait.

—  Et de quoi veut-elle parler ?

—  De tout et de rien. De sa vie au lycée, de sa solitude, des choses qu'elle apprend. Elle (il chercha le mot adéquat pendant quelques instants) évolue, et elle a du mal à comprendre ce qui lui arrive. A dissocier ce qui est réel de ce qui ne l'est pas. C'est un peu confus, s'excusa-t-il.

—  Non, c'est intéressant. Les adolescents font face à de grands changements, ils doivent apprendre à maîtriser leurs émotions, à apprendre quelle est leur place, comment le monde autour d'eux fonctionne et comment ils peuvent s'y intégrer. Diriez-vous que vous partagez les craintes d'Abby, Jack ?

—  A propos d'elle ? 

— A propos de vous. Avez-vous des difficultés à séparer le réel de l'imaginaire, parfois ? Vous sentez-vous perdu ? Avez-vous des pensées dérangeantes ?

—  Je ne suis pas certain d'aimer le chemin que prend cette discussion, fit Jack en serrant inconsciemment les poings sur les montants du fauteuil.

Le docteur Cheon resta silencieuse pendant quelques instants, posant sur lui un regard inhabituellement empathique. C'est d'une voix adoucie qu'elle reprit : 

—  J'ai reçu un appel de Rachel (elle leva une main pour faire taire ses protestations). Elle s'inquiète pour vous. Elle sait que vous n'allez presque plus au travail, et elle vous voit vous éloigner de plus en plus d'elle. A nouveau. Elle m'a demandé mon avis car elle a peur, Jack.

—  Et qu'est-ce que vous lui avez dit ?

—  Rien, sourit-elle. Vous êtes mon patient, je suis soumise au secret médical. Mais je dois avouer que moi aussi, je suis préoccupée. Rachel me dit ne pas savoir ce qui vous met dans cet état. Vous ne lui avez pas parlé d'Andrew ?

—  Non. La période est déjà compliquée pour elle, pour nous. Je n'ai pas eu la force de le faire. Et de toute manière, cela n'a pas d'importance. Je dois  me focaliser sur mon futur rôle de père, j'ai besoin que vous m'aidiez à me détacher de ces angoisses.

—  Je vois, conclut-elle en hochant la tête. Il est normal que vous ayez besoin de prendre votre temps, mais entendez qu'il est également normal qu'elle ait besoin de comprendre. Toujours est-il que je ne peux pas vous apaiser d'un coup de baguette magique, surtout alors que vous me cachez la moitié de vos pensées. Peut-être serait-il bon que vous preniez un peu de recul, que vous vous reposiez pour faire le tri dans ces évènements. Je peux vous orienter vers un établissement compétent si vous le souhaitez.

Un internement en unité psychiatrique. C'est ce que le docteur Cheon évoquait sans le dire clairement. Jack comprit alors qu'il était temps de prendre congés. Il s'était dit que s'il s'ouvrait, ne serait-ce qu'un petit peu, elle pourrait peut-être l'aider. Ca avait été une erreur, et s'il ne partait pas tout de suite, il risquait de le faire à l'arrière d'une ambulance. Il ne savait pas réellement si son médecin avait le pouvoir de le faire interner de force, mais il ne comptait pas rester pour le vérifier.

Il mit donc brusquement fin à la conversation, au grand désarroi d'Elisabeth, reprit sa veste et s'en alla. Tandis qu'il partait, elle lui rappela la date de leur prochain rendez-vous, mais il savait qu'il ne reviendrait pas.

Il sentit le début d'un vertige dans les escaliers qui descendait au parking, et il sentit qu'elle était en train de l'appeler. Jack geignit en se rendant compte qu'il devrait rester dans sa voiture, bloqué au sous-sol, pendant il ne savait combien de temps. Jusqu'ici, ses absences ne l'avaient pas empêché de mener à bien des tâches dont il ne se souvenait plus a posteriori, mais il ne voulait pas prendre le risque de conduire dans cet état. En reprenant connaissance, il pourrait se trouver chez lui, dans une autre ville ou encastré à l'arrière d'un camion.

Il arriva au parking, chancelant et commençant à transpirer  à grosses gouttes, ouvrit sa buick beige, rabattit le siège avant en position couchée et s'installa en espérant que personne ne le verrait. Basculant dans l'inconscience, il repensa à Elisabeth qui lui reprochait de ne lui livrer que la moitié des informations.

Heureusement que je t'en ai dit encore bien moins que ça, sans quoi je serais déjà en camisole.



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