40 - Julius

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De la vision découle la stratégie, et de la stratégie découle la tactique. Voilà les fondements de la réflexion militaire qui lui avaient été inculqués depuis un âge bien trop jeune. Le soldat pouvait être en désaccord avec la tactique, le capitaine être opposé à la stratégie - et Julius l'était -, mais en fin de compte, rien de tout cela n'avait d'importance, car seule la vision comptait, le reste n'en étant que des déclinaisons.

La vision appartenait au chef de guerre, et Jack était leur commandant. Un excellent commandant, par ailleurs, dans la mesure où seul comptait pour lui son plan global. Les hommes et les femmes qui le mettaient en œuvre par leur sueur et leur sang ne lui importaient guère, leur mort ne signifiait rien pour lui. Parfois, Julius se surprenait à admirer sa froide détermination à poursuivre sa vision, son absolue certitude que les vies qu'il sacrifiait l'étaient pour lui permettre de placer son adversaire exactement là où il souhaitait qu'il se trouve.

Parfois, seulement. Le reste du temps, il bouillait de rage.  C'étaient son peuple qui était broyé par l'affrontement. Ses hommes et ses femmes qui rendaient leur dernier souffle. Les enfants de son plan qui se réveillaient orphelins sans même le savoir.  Bien entendu, Jack n'était pas le seul à blâmer. S'il se montrait glacial, il ne faisait in fine que tenter de prendre le contrôle d'une situation qui lui avait été imposée.  C'était Julius qui les avait menés sur son plan, aveugle à la menace qui les y attendait. Père qui avait choisi la couardise de la condamnation plutôt que le courage du ralliement. Fangren qui n'était qu'un monstre. Rein' qui l'avait trahi, avant qu'il n'en fasse autant.

Comment en étaient-ils arrivés là ? se hasarda-t-il une nouvelle fois à se demander. Pourquoi en étaient-ils arrivés à ce point ? Rien ne semblait pouvoir répondre à ces questions. Aucun mot, aucun raisonnement ne lui permettait d'expliquer ce déchainement de violence. Il avait entrepris son voyage pour accomplir les prophéties telles qu'elles avaient été écrites, pour faire revivre la gloire du nom des Tiberius, et voilà qu'il participait à la mutilation de son royaume, tranchant la chair des siens pour protéger sa vie et celle de l'Ouvreuse. Rien de tout cela n'avait de sens.

—  Vous êtes avec moi, monsieur ? lui demanda Rose.

—  Oui, lui mentit-il en s'efforçant de se concentrer sur le présent.

—  Vous n'êtes pas obligé de faire ça. Je suis à peu près certaine qu'il ment.

Le prince lui fit un signe de tête pour signaler que tout allait bien, et elle acquiesça, le regard vide. Julius croyait se souvenir l'avoir croisée à la fête des beaux jours, l'année précédente. Peut-être se trompait-il, mais il aimait à penser qu'il s'agissait d'elle. Une belle femme, avait-il trouvé. Il l'avait regardé danser quelques instants, au milieu de la foule qui riait, buvait et virevoltait à la lumière des lampions. Ensuite, il s'en était désintéressé et avait regagné ses appartements personnels. Une rencontre anodine, certes, mais dont le souvenir refaisait étrangement surface depuis qu'ils partageaient le même quotidien sordide tant le contraste était édifiant. Rose était morte, à présent. Elle avait cessé d'être, jugeait-il, lorsque son compagnon avait rendu l'âme. La soldate ne s'était pas éteinte immédiatement, mais la vie avait peu à peu quitté son corps jusqu'à ne plus laisser que la carcasse au regard vide qui le menait maintenant à travers le dédale de cellules du premier niveau. Cela ne l'empêchait pas de remplir son rôle ni d'aller au front mais, même si elle venait à survivre à ce siège, elle était d'ores et déjà perdue. 

Cruellement, Julius appréciait son contact car il lui permettait de mesurer le reste d'humanité qu'il lui restait. Ainsi, tandis qu'ils arrivaient à proximité de l'abattoir et que son cœur se serrait au son des cris des suppliciés, il ressentait paradoxalement une certaine chaleur de ne pas la voir ne serait-ce que grimacer. Au moins lui ressentait il encore un peu de peine. Un peu de honte. 

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant