2 - Jack

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L'esprit peut modeler la réalité.

Jack sourit en croquant distraitement dans un long biscuit apéritif. Fidèle à sa réputation, le Gustavo's était déjà plein alors qu'il n'était pas encore huit heures. Autour d'eux, les rares tables qui n'étaient pas encore occupées étaient réservées et, près de l'entrée, le maître d'hôtel n'avait de cesse de prendre des appels, éconduisant les retardataires en se débattant avec le fil du téléphone qui s'entortillait invariablement autour de son bras.

Cela n'avait rien d'étonnant. La cuisine italienne faisait désormais fureur, et il fallait s'y prendre des semaines à l'avance pour avoir la chance d'obtenir une table. Jack avait lui-même réservé plus d'un mois auparavant. Il avait prévu un cadeau pour Rachel, bien entendu, mais le dîner était en lui-même le clou du spectacle et, s'il ne l'avait pas emmenée là pour son anniversaire, elle lui en aurait voulu plus qu'elle ne le faisait déjà. Rachel et lui s'étaient mis sur leur trente-et-un pour l'occasion. Voilà longtemps, remarqua-t-il avec plaisir, qu'il ne l'avait pas vu s'apprêter de la sorte. Ses longs cheveux roux étaient savamment noués et une unique boucle tombait sur son visage, ce qui lui rappela le type de coiffures qu'elle portait lorsqu'ils s'étaient rencontrés. Sa robe, plus échancrée qu'à l'habitude, était somptueuse. Non, il ne l'avait vraiment plus vue ainsi depuis belle lurette. Mais c'était son sourire qui lui avait le plus manqué. Ce sourire malicieux qui illuminait son visage. Rachel paraissait dix ans plus jeune ce soir, non dans ses traits mais par son attitude.

L'esprit peut modeler la réalité, se répéta-t-il, avec cette fois une pointe de tristesse.

Si, alors qu'ils fêtaient les trente ans de sa compagne, leur relation n'était plus qu'une coquille de celle qu'elle étaient quand ils en avaient vingt, ils savait avoir plus que sa part de culpabilité en la matière. Bien entendu le temps, les responsabilités et la mélancolie du quotidien avaient érodé leur complicité, tout comme la carrière de la jeune femme ne lui laissait aujourd'hui qu'une place secondaire mais, avant tout, c'étaient ses propres démons, le filtre vicié à travers lequel il avait observé sa vie d'adulte se dérouler qui avait creusé un fossé entre eux. Il l'avait toujours su, mais cela lui semblait si clair ce soir.

Il lui avait semblé que se livrer au docteur Cheon avait percé une sorte de bulle, ravivé ses sens, comme s'il voyait et entendait à présent plus clairement que jamais. Pourquoi avait-il donc tant tardé à le faire ? Pourquoi s'était-il interdit de revisiter ces lieux qui, pourtant, ne l'avaient jamais laissé en paix ? Cela lui semblait stupide à présent. 

Passant la salle, comble, en revue, il ne ressentit pas le poids si familier du regard des autres, ne craint ni d'être entendu ni d'être jugé. Il planta ses yeux dans ceux Rachel, y vit la jeune femme qu'il s'était juré d'épouser un jour - pour des raisons que, malheureusement, il avait par la suite perdues de vue - et sentit sa résolution s'affermir. Il était enfin prêt à parler. A lui parler.

Pourtant, ce fut elle qui lui prit la main et, trahissant une fragilité inhabituelle, se lança la première.


XXX

— Je vais être papa ?

A l'inquiétude qu'il lut dans ses yeux, il comprit immédiatement que le ton qu'il avait employé ne reflétait pas ses sentiments. Oh, il avait peur. Sa première réaction lorsqu'il avait été sûr de bien comprendre ce qu'elle lui disait avait été de réprimer un frisson d'angoisse. Mais, immédiatement, il avait réalisé que ses craintes étaient irrationnelles.

Les ventes de réfrigérateurs s'envolaient en ce moment. La conjoncture était bonne, et de plus en plus de ménages voulaient profiter des avancées technologiques qui semblaient redoubler chaque jour. Son équipe en avait vendu pas moins d'une centaine rien que sur le mois d'avril et, l'été arrivant, ils n'avaient plus même besoin de faire du démarchage pour trouver de la clientèle. Rachel, elle, venait d'avoir une promotion et peut-être serait-elle même un jour associée dans son cabinet d'avocats. Ils n'avaient pas de famille proche mais, ensemble, ils pourraient donner à un enfant tout ce dont il aurait besoin. Peut-être pourraient-ils même faire appel à une aide à domicile. Il commença à envisager les sommes qu'il devrait mettre de côté pour les futures études de son rejeton, mais s'aperçut qu'il se projetait déjà trop avant, réprima un sourire et l'image de son père lui vint alors.

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant