5 - Abby

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Exténuée, la jeune fille fit une pause et s'assis en prenant garde de ne pas écraser de fleurs.

Bien qu'elle avait dorénavant fermement établi une connexion avec Jack, et qu'elle n'avait plus aucun mal à le repérer, il était trop résistant pour qu'elle puisse l'invoquer en bonne et due forme, et elle était encore trop faible pour l'y obliger. Elle devait donc passer par les loges pour communiquer avec lui.

Aujourd'hui, elle avait choisi la troisième loge, le champ de tulipes infini. Elle avait de la chance, le ciel y était bleu et l'air relativement chaud. Partout autour d'elle, des fleurs à perte de vue surmontées d'un ciel bleu azur, dans lequel la porte de Jack flottait mollement.

On utilisait le terme de porte car il reflétait de manière assez simple l'usage qui en était fait, mais il s'agissait plus d'un agrégat de matière brillante en suspension, affichant des motifs variés en fonction de son origine ainsi que des protections qui y étaient apportées, les runes. Il se trouvait que Jack, sans en avoir une maîtrise consciente, appliquait un foutu tas de protections à sa porte.

Concrètement, il s'agissait d'espèces de casse-têtes en mouvement, de nœuds encastrés dans des nœuds protégeant la serrure permettant d'accéder à son esprit. Abby devait les dénouer un à un pour pouvoir le contacter. Elle y arriverait. Elle y arrivait toujours. Mais, ce faisant, elle savait être en train de le faire souffrir. Il pouvait sentir ses tentatives d'approche et y répondait de manière assez agressive, intensifiant le nombre et la difficulté des nœuds à résoudre.

Abby ne prenait aucun plaisir à cela, mais elle n'éprouvait pas réellement de regrets non plus. Elle n'avait pas plus le choix que lui en la matière, la seule différence entre eux était qu'elle acceptait de faire face à la tâche qui l'attendait.

Elle finit par se relever et se remit au travail. Une à une, elle retira les protections jusqu'à ce que la forme tournoyante dans le ciel ne soit plus qu'une sorte de grande flaque scintillante. Il apparut en face d'elle.

- Jack, le salua-t-elle en s'efforçant d'être aussi souriante que possible. Je ne te dérange pas trop ?

Sans mot dire, il se rua vers elle. Ainsi, c'était Jack l'enragé aujourd'hui. C'était de sa faute, car au début il voulait bien lui parler. Sans doute avait-elle abusé de l'hospitalité de son esprit, mais elle ne voyait pas comment faire autrement.

Bien qu'il ne fut pas l'archétype du chevalier en armure qu'elle avait naïvement imaginé alors qu'elle était jeune, Jack était beaucoup plus grand qu'elle, et relativement athlétique. S'il avait pu poser la main sur elle, Abby n'aurait pas eu la moindre chance. Heureusement, la loge ne le permettrait pas. Lorsqu'il fut  un mètre d'elle, le sol s'étira de sorte à s'adapter à sa foulée et à maintenir la distance entre eux. Ce n'était pas la première fois que Jack faisait ce type d'expérience, mais il essaya quand même de lutter, avant de s'affaler pitoyablement sur le champ terreux.

—  Espèce de saloperie, finit-il par grogner. Sors de ma tête. Sors de ma foutue tête.

—  Je suis navrée, mais non. J'ai besoin de toi, Jack. Plus tu essayes de me fuir, et plus on se met en danger.

—  Te fuir ? Putain, arrête tes conneries, fit-il en attrapant une poignée de terre, comme pour constater qu'il en sentait bien la texture. Tu es dans ma tête. Une foutue tumeur, ou je ne sais pas quoi. Je veux que tu crèves, je veux t'évacuer dans un caillot de sang, voilà ce que je veux. J'étais en réunion, là. Qui sait ce qui est en train de se passer ? Je raconte n'importe quoi sans m'en rendre compte, ou j'ai fait un malaise devant mon directeur ? Je suis déjà rentré chez moi ?

— Je dirais que ça se passe pas trop mal. Le rythme de ta porte est super calme. Ca, ou tu t'es évanoui.

—  Génial. Bon, qu'est-ce que tu me veux ?

—  La même chose que d'habitude. Que tu acceptes que j'existe. Que tu te prépares. Ton frère a dû laisser quelque chose derrière lui. Des instructions, un plan. Peut-être un exemplaire des prophéties.

Jack sourit cruellement, et secoua doucement la tête avant de lui répondre.

—  Mon frère m'a laissé que dalle à part ces foutues visions. S'il a caché quelque chose dans la maison, ce n'est pas moi qui vais aller chercher. Je n'aurais jamais dû te parler de lui. Je pensais que ça me permettrait de te faire disparaître, de soigner cette merde qui est en train de me ronger. Mais non, tu t'en sers contre moi. Oh, et si je devais croire à ton existence, je pense que les coups de ceinture auraient déjà fini de me convaincre, non ?

—  Je suis désolée, Jack. Mais être désolée ne change rien. J'ai besoin de toi, et tu vas m'aider. 

Et toi, tu as besoin de quoi ? pensa-t-elle, mais cette considération n'était qu'un luxe supplémentaire qu'elle ne pouvait pas se permettre.

—  Ouais, fit-il avec une moue résignée. Peut-être bien que tu existes, peut-être pas. Dans un cas comme dans l'autre, de toute manière, tu vas bientôt disparaître.

La détermination dans sa voix la mit immédiatement en alerte.

XXX

Abby trépignait d'impatience tandis qu'Eugène sortait de la petite camionnette. Elle l'avait attendu de la sorte tout l'après-midi. Abby savait qu'il était parti sur un chantier en ville, mais elle n'avait jamais vraiment prêté attention à son travail, bien qu'il passait son temps à en parler chaque soir. De fait, elle ne savait pas s'il aurait un cabine téléphonique à proximité de lui. Plutôt que de lui courir après, elle s'était donc résignée à attendre son retour. Il était sept heures passées maintenant, et plus de quatre heures s'étaient écoulées depuis qu'elle avait précipitamment rompu la communication avec Jack.

Elle avait envie de courir à sa rencontre, de lui hurler de rentrer plus vite, mais il n'était plus qu'à quelques pas, et elle ne pouvait pas prendre le risque d'ameuter tout le quartier. Madame Olivanovic était une véritable commère, et il suffisait de peu pour qu'une trainée de poudre ne s'enflamme.

Eugène était visiblement épuisé. Il entra et poussa un long soupir avant d'accrocher son manteau puis, enfin, de refermer la porte. Ce n'est qu'alors qu'il remarque la détresse d'Abby. Il reprit immédiatement composition.

—  Qu'est-ce qui se passe ?

Son intonation dure et alerte apaisa immédiatement la jeune fille. Elle savait ne plus être seule, et Eugène saurait quoi faire. Il le fallait.

—  C'est Jack. Il a tout raconté à sa psy...

- Peu importe, la coupa-t-il. Au pire il se fera interner. Un fou de plus ou de moins, ça passera inaperçu.

—  Eugène ! intervint-elle pour le faire taire. Il est aussi allé chez les flics. Il a tout balancé. Son frère, son père...moi.

—  Putain, lâcha Eugène, et c'était la première fois qu'Abby l'entendait jurer. Quand ?

— Je ne sais pas exactement. Il y a un jour, peut-être deux. 

Elle connaissait ses craintes. D'après lui, le réseau de la police était contaminé. Si un mot sur Abby arrivait jusqu'aux flics, il arrivait jusqu'à eux.

Eugène resta parfaitement immobile un instant puis, comme s'il revenait subitement d'une loge, il se mit en mouvement en aboyant des ordres.

—  Je prépare les affaires. Il me faut tes cartes d'identité. Je m'occupe des  boites de conserve du cellier et du réchaud. Toi, tu montes.

—  Eugène ? articula-t-elle avec grand peine, la panique s'emparant une nouvelles fois d'elle.

—  Tu montes Abby ! Il faut que tu ailles chercher Jack. Maintenant !

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant