48 - Jack / Tark

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C'était comme basculer depuis un cauchemar dans un autre. Toujours l'univers devenait plus sombre, toujours son esprit devenait plus clair.

Cela n'avait pas débuté avec Abby, il fallait le reconnaître. Aussi loin qu'il pouvait se souvenir, il avait porté en lui cet infini besoin de fuite, cette sensation de ne pas être à sa place, dans l'attente du moment qui compterait vraiment, mais qui bien sûr jamais n'arrivait. Qu'il ait eu de bonnes raisons de fuir, c'était une chose, mais fuir vers quoi ? 

C'était une manœuvre vouée à l'échec, mais pourtant il avait fini par trouver ce qu'il cherchait. A mesure que les portes se refermaient autour de lui, la voie à suivre se faisait plus nette, son rôle plus évident. Il n'avait simplement pas le choix en la matière, mais qui l'avait vraiment ? 

Son champ de vision se resserrait tandis que la lame tranchait ses chairs, frottait ses os, mais il voyait maintenant avec une acuité qu'il n'aurait pas seulement soupçonné être possible. Tout était si comiquement insignifiant ! La haine qu'il avait si longtemps voué à son père, le deuil d'Andrew, de Rachel et de son enfant qu'il n'avait eu ni le cœur ni le temps de faire, ses doutes, sa peur, même ce costume grotesque de commandant qu'il avait revêtu ici, et pour quoi ? Pour leur éviter de souffrir, pour leur éviter de mourir.

Mais ils souffraient, ils mourraient. Et si c'était le cas, ce ne serait que l'implacable conséquence de leurs actes. Ensemble, ils s'étaient crus différents, importants, au centre d'une histoire en périphérie de laquelle les autres ne faisaient que graviter. Abby et lui avaient utilisé ces gens, les avaient envoyés au-devant de leur mort certaine sous l'unique prétexte qu'elle était l'Ouvreuse et lui le Protecteur. Mais était-ce seulement le cas ? Abby nourrissait-elle les mêmes doutes que lui à ce sujet ? Qu'importait, les décisions étaient prises, et il convenait maintenant de s'y tenir. S'ils étaient des imposteurs, il y aurait un prix à payer.

Dans le cas contraire, toutefois...

Le temps s'écoulait au ralenti autour de lui, et il se demanda si c'était ce que Tark ressentait lorsqu'elle utilisait la forme du Vent. Ce n'était pas agréable, car la lame semblait ne jamais devoir quitter ses entrailles, mais c'était également fascinant. Il pouvait voir les choses d'une manière irréelle, éthérée, comme s'il était plongé au cœur d'une fresque qui se mouvait imperceptiblement autour de lui. Son sang s'écoulait paisiblement de son torse, formant des sortes de lianes écarlates qui s'enroulaient en plongeant vers le sol. Tark posait sur lui un regard catastrophé et il crut voir quelque chose s'éteindre doucement dans ses yeux. L'homme au-dessus de lui poussait un grognement inarticulé qui s'étendait indéfiniment. Un second garde levait une botte, qui bientôt s'écraserait sur son visage. Et Abby avait porté une main à sa bouche alors que ses jambes semblaient sur le point de ne plus pouvoir la porter.

Jack ne ressentait rien, à l'exception d'une étrange sensation de vide au creux de son ventre. Il avait tout d'abord cru qu'elle était due à la douleur du fer qui le perforait, mais ladite douleur lui semblait maintenant étrangère, abstraite. Il finit par se rendre compte que ce qu'il percevait était l'absence du malaise qu'il avait si longtemps porté. Il n'avait plus de peurs, plus d'espoirs, plus même d'attentes. Ni responsabilité ni avenir. Et ainsi, pour la première fois depuis une éternité, peut-être la première fois tout court, il était libre. Libre d'être lui-même. Que cela se produise lors de ses derniers instants, quelle ironie ! Mais pourtant cela se produisait, et la seule chose qu'il pouvait faire était de profiter de la chance qui lui était donnée.

Il n'avait plus de forces, mais tout lui semblait simple, évident. Il s'appuya d'une main sur le sol moite et se propulsa sur un pied, puis les deux, comme si la gravité ne lui imposait plus sa loi. Autour de lui, les soldats ennemis n'avaient presque pas bougé, mais il sentait déjà le temps reprendre son cours, les mouvements de l'air s'accélérer autour de lui. Jack ne savait pas quoi faire, ne savait pas ce qu'il était possible de faire et n'avait en réalité aucune envie d'y réfléchir, donc il se contenta de laisser ses membres et son esprit voguer comme ils le souhaitaient.

Il entama un pas, puis un autre, semblables au début d'une danse et, sans intention ni but, pivota légèrement sur lui-même. Il sentit une impulsion, comme si son corps était porté par une force extérieure, et il continua. Le prochain pas accrut encore sa vitesse, il tourna encore une fois et une longue liane de sang jaillit de son ventre. Il s'en saisit, et elle prit feu.

Jack fouetta l'air de sa lance de feu, tranchant la tête d'un homme et en blessant grièvement un autre. Tous deux s'enflammèrent. Il continua sa danse et donna à son arme la forme d'une épée dans un mouvement à la fois parfaitement intentionnel et complètement improvisé. Rien n'avait de sens, et pourtant tout était évident. Un soldat se présenta face à lui puis tomba lorsque ses genoux furent proprement tranchés par l'épée de feu. Du sang continuait à s'écouler de ses plaies, et Jack s'en saisit pour façonner une autre épée, cette fois plus longue, de sa main libre. 

Il tournoya, et les flammes furent.

XXX

Ainsi, il lèvera les flammes et les cendres recouvreront ses ennemis.

Tark ne pouvait effacer cette citation de son esprit tandis qu'elle voyait à nouveau l'impossible se produire. Les prophéties ne s'accordaient pas sur ce point et, même parmi les plus fervents croyants, la forme du Feu relevait surtout du mythe. Il ne s'agissait pas là du Vent, dont la maîtrise -quoiqu'extrêmement rare- était un fait reconnu, mais d'une forme unique, apanage du Protecteur. 

La vérité s'imposait à présent, et ce n'est qu'à cet instant que Tark se rendit compte qu'elle n'avait jusqu'alors jamais vraiment su. Elle avait choisi de croire car elle voulait que son départ, sa quête aient un sens, mais maintenant elle savait. Et, tandis qu'elle observait les armes incandescentes décimer leurs adversaires, elle sentit une tristesse effroyable s'emparer d'elle.

Quelques instants plus tôt à peine, elle avait senti son cœur se serrer de voir Julius revenir, mais ce n'était plus vraiment lui. Elle l'avait vu imiter les pas de la forme du Vent, celle qu'elle lui avait enseignée sans le savoir, et elle avait alors compris que si le prince était parti, c'était le roi prophétisé qui était revenu. Son exécution était imparfaite, car il ne maîtrisait pas le Kahl, mais d'une beauté confondante, et il n'avait ainsi pas été affecté par le Syphon. De toute sa grâce il avait fait justice, et de la prison était montée un clameur qui consacrait celui qui ne serait plus jamais son amant. Et ainsi, il ne devrait jamais savoir.

Et à présent, Jack avait également entamé sa métamorphose, s'était départi des restes de son humanité pour embrasser pleinement son rôle. Cela avait tout d'une victoire, et pourtant cela avait tout d'une défaite.

Elle avait essayé de se porter à ses côtés pour combattre, mais elle était si épuisée que le moindre mouvement lui faisait redouter l'évanouissement, et la blessure à sa jambe se rappelait par trop à elle pour qu'elle puisse apporter une quelconque aide. Et, par-dessus tout, il n'avait vraisemblablement pas  besoin d'elle. Ses plaies étaient mortelles, mais il survivrait. Sa technique médiocre, mais il vaincrait. Alors elle s'était laissée glisser le long d'un mur et regardait, impuissante, la prophétie se dérouler. Abby en avait fait de même, de l'autre côté du couloir et, tandis que l'enfer procédait à son sombre spectacle, leurs regards se croisèrent et ne se quittèrent plus. Tark lut dans les yeux de la jeune fille une peine mêlée d'angoisse que son propre visage devait refléter. 

Elles ne pouvaient pas se parler, mais elles n'en avaient pas besoin, car le tourment qu'elles partageaient étaient le même. 

Quand cela se produira-t-il pour moi ? Quand cesserai-je d'être telle que je suis ?

Tark avait un avantage en cela qu'à la différence d'Abby, elle possédait la réponse à cette question. Elle savait quand elle deviendrait la Mère.

They who grow smallerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant