23. Jack

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Point de vue de Jack

Je suis accoudé à une table, un verre à la main, les yeux dans la vague. Ma lanterne se trouve devant moi, à nouveau sous sa forme de la lanterne. Étonnement, elle est silencieuse et moi je passe pour un loufoque à boire seul avec une lampe à huile, même si nous mettons de l'alcool dans le réservoir.

Au moins, la musique est bonne ici, ni trop lourde, mais assez forte pour couvrir nos voix. J'ai beau avoir dit que j'irai enquêter de mon bord, je voulais surtout m'éloigner d'elle et de tout ce que je sais maintenant.

Trente-et-un. C'est le nombre total de disparitions que j'ai compté dans le bureau d'Andreia, tous bien documentés sur son mur. Trente-et-un des nôtres qui ont disparu, ils sont peut-être même morts à l'heure qui est, et moi j'ignorais tout. La Sorcière avait réussi à répertorier toutes ces informations, dénicher pleins d'indices et même des restants d'Âmes de Feu Follets, ces fameuses billes brisées qu'elle nous avait remises lorsque nous étions au Sidh.

Ça fait moins d'un an que j'ai entendu ces rumeurs, quelques mots glissés ici et là, mais ça fait plus de quarante ans que les miens sont traqués, et il n'y a eu qu'Andreia pour enquêter depuis 10 ans, depuis qu'elle a remarqué un modus operandi.

Sans elle, je ne saurais rien, j'aurai fini par être arrêté pour l'attaque contre Salem et aucun des miens n'aurait su pour toute l'ampleur de la situation.

Je prends une rasade de mon verre, puis je le dépose sur la table. Le bruit d'impact, la douce brûlure de l'alcool ni mon début d'ivresse ne parviennent à me distraire de mes pensées, du moins, pas complètement. Quelque chose demeure en rémanence dans ma tête, comme pour me narguer.

Pourquoi Andreia m'obsède-t-elle ? Pourquoi est-ce que ça me dérange autant qu'elle puisse être liée à cette histoire de disparitions ?

Un mouvement de flamme attire mon attention, et je reconnais le pif de rire de ma Lanterne. Je la fusille du regard et je prends une nouvelle gorgée, avant de grogner :

— Quoi ?

Admet qu'elle est sympa, la sorcière.

Je fronce les sourcils en buvant, sans rien ajouter à ces paroles. Heureusement, qu'on ne nous entend pas.

Arrête de faire cette tête, Jack, rouspète ma Lanterne avant de poursuivre. Tu l'as présenté à notre famille, tu l'as défendu et protégé et tu t'amuses avec elle. Admets-le. Admets qu'elle ne te laisse pas indifférent.

Sacrament, on ne peut pas lui faire confiance, grincé-je entre mes dents.

Et comment voulez-vous vous faire confiance, idiote de torche-sur-pattes ! s'écrie ma Lanterne.

Je lui fais les gros yeux, je l'intime de baisser la voix avant d'attirer l'attention, mais elle continue :

Vous ne parlez pas, vous faites toujours des cachotteries dans le dos de l'un et de l'autre. Tu dois lui laisser une chance, comme tu m'en as laissé une autrefois.

Je bois mon verre cul sec, j'attrape cette Lanterne qui ne cesse de jacasser et je sors le plus rapidement possible. Elle continue de me lister toutes les fois où je l'ai reluquer, que j'ai essayé de la comprendre, de m'intéresser à elle ; et le pire, c'est qu'elle a raison. Je l'apprécie bien et c'est ce que je comprends pas, parce qu'on s'est détestés, on ne s'est jamais fait confiance. Elle m'a attaqué, elle m'a torturé, traité comme un chien. Elle est mon ennemie et je suis le sien.

Je suis le connard qui a humilié le Diable, plusieurs fois et la dernière fois, je l'ai utilisé. Je l'ai mise au défi de me faire boire des potions ensorcelées et elle s'est prêté au jeu. Nous avons bu ces élixirs enchantés, et on s'est embrassés. Bon, je lui ai carrément roulé une pelle dès plus mémorables.

Ç'a mis le Diable en rogne, des bagarres ont éclaté et c'est le Diable qui a dû payer les réparations pendant que je me suis faite la malle. Tous les Chtoniens en ont parlé pendant des plusieurs années de cette perte de contrôle : il s'est tout de même battu avec toutes les personnes présentes dans le bar, donc plus d'une quarantaine à lui seul.

Je n'ai jamais songé au répercussion qui retomberait sur cette concubine à l'époque. Je la trouvais belle, je voulais m'amuser et ces potions m'ont fait tourner la tête, mais j'étais encore assez lucide pour savoir que ça mettrait le Diable en rogne.

Personne n'a le droit de toucher ces concubines, et il était bien trop tentant de céder à cet interdit.

Maintenant, elle me déteste, elle veut se venger de cet affront et de toutes les merdes qui ont dû lui tomber dessus par la suite. Je la comprends, j'aurai fait pareil, mais je n'allais pas la laisser gagner facilement, encore moins avec son idée de base. Merde, elle m'a enchaîné comme un criminel dès plus dangereux, elle m'a constamment attaqué et torturé avec sa magie.

Ensuite, j'ai perdu le peu de confiance qu'elle avait en moi lorsque nous étions dans les Bas-Fonds. J'ai failli perdre le contrôle, tout le monde aurait su que j'étais là. On aurait cherché par tous les moyens à récupérer ma tête et Andreia aurait fini seule, vulnérable. J'ai dû improviser et je ne suis pas fier d'avoir eu cette idée, même si c'est celle qui nous a permis de rester vivants.

Pis là, c'est moi qui ne sais plus rien. Est-elle ou non impliquée ? Et si toute cette histoire n'était qu'un prétexte pour s'approcher de moi pour atteindre la communauté des Feu Follets ?

Ma lanterne glisse brusquement hors de mes doigts et elle prend une forme similaire à celle qui a terrorisé Andreia. Je me fige au milieu de la rue, surpris par l'audace de ma Lanterne ; elle se fout complètement d'être vu. Les gens reculent, surpris par la chose sans comprendre ce qu'il se passe. Elle siffle d'un ton belliqueux :

Jack, si ça avait été, elle nous aurait attaqué au Sidh. Elle ne l'a pas fait, elle t'a même libéré et elle est prête à remettre en question le Diable, pour toi.

Ma mâchoire se bloque douloureusement tant je serre les dents et je détourne le regard, mais la tension me quitte. J'ai envie de croire qu'elle l'a fait pour moi, parce que, oui, elle me plaît bien. Elle m'a plu dès son premier sourire, lorsqu'elle a avoué avoir subtilisé l'œil des Soeurs Grises. J'aime son côté fourbe et joueuse, toujours prête à répondre à mes piques. Elle apprécie ma Lanterne, elle est capable d'admettre ses torts, aussi douloureux et difficile cela peut être.

Je lève les yeux au ciel, les mains sur les hanches, puis je soupire. Je secoue la tête et j'admets.

— D'accord, t'as raison : elle me plaît.

Ma Lanterne me lance un étrange sourire avant de reprendre sa forme de lanterne dans ma main. Les gens nous lancent toujours des œillades incertaines et méfiantes pour d'autres et ça me motive à déguerpir d'ici. Je m'élance comme si rien ne s'était passé et je me dirige vers l'appartement d'Andreia.

— Mais ça ne règle pas notre question de confiance.

Ça, c'est votre problème. À vous de le régler, fanfaronne ma Lanterne. Au fait, tu m'as toujours pas dit ça veut dire quoi «sacrament».

Je secoue la tête, exaspérée par la clairvoyance de mon amie et je lui explique :

— «Sacrament» est un juron du joual, mais la bonne prononciation est «sacrément». Les québécois ont utilisé beaucoup de mots liés à l'Église et la Bible pour créer des jurons, d'où le synonyme de «sacres».

Pourquoi tu me l'explique que maintenant ? J'ai toujours cru que c'était un lieu.

Là, l'exaspération est si forte que je ne peux m'empêcher de pouffer. Sans elle, ce monde ne serait pas si drôle.

— Bon, allons voir Andreia, peut-être a-t-elle trouvé quelque chose.

On tourne le coin et je fonce dans quelqu'un, mais je tombe également sur le cul comme elle. Je grogne et je peste un peu sur ladite personne, mais les mots meurent.

Tout ce que je parviens à dire est ce prénom :

— Andreia...

Je me sens vraiment idiot, là.

Ô ! Lanterne, c'est pas le temps de me lâcherOù les histoires vivent. Découvrez maintenant