Je pense qu'il est inutile de vous préciser que nous étions inconsolables après avoir lu cette lettre, tant l'émotion était forte. C'était dingue à dire, mais la mort de Carl nous avait vraiment blessées. En lisant la fin, j'ai compris que Nolvine ne lui était pas indifférente et qu'il pensait fermement qu'avec le temps, peut-être... apparemment c'était réciproque, et je compris mieux pourquoi il était plus doux avec elle qu'avec moi. Il était pour nous un espoir, il nous avait apporté de la confiance, du soutien, et il n'était plus là... En plus, la secte avait embarqué son corps, on ne pouvait même pas l'enterrer dignement. Nous restions au sous-sol à pleurer ensemble pendant quelques heures, je ne pourrais vous dire combien. Quand on commença à se calmer pour reprendre nos esprits et faire notre deuil, nous nous retrouvâmes face à une réalité désagréable : que faire, maintenant? Car il fallait bien l'admettre, nous étions complètement perdues. D'un commun accord, nous décidâmes de ne pas penser à la suite des événements le reste de cette journée, afin de reprendre nos esprits et de ne pas prendre de décisions inconsidérées. Nous faire à manger fut difficile, d'autant plus que nous étions chez Carl, tout nous rappelait sa présence. Manger fut d'autant plus dur, notre tristesse nous avait coupé l'appétit. On se força tout de même, ne serait-ce que pour rester en bonne santé. Nous finissions par nous asseoir l'une à côté de l'autre sur le canapé, et allu- mions la télévision pour avoir un bruit de fond. On ne la regardait pas. Elle nous parlait, mais nous ne l'écoutions pas, ce n'était qu'un écran flou que nous regardions. Je crois qu'on était sur la chaîne Animaux, mais je ne me souviens plus.
Toutefois, du bruit se fit entendre, et nous nous levions à une vitesse étourdissante. Par réflexe, nous bondissions dans la cuisine pour aller chercher des couteaux et nous tînmes prêtes à attaquer la personne qui était entrain de monter les escaliers. « Tout doux les filles, ce n'est que moi. Et vous n'auriez aucune chance avec vos cure-dents », nous dit Zéxane en rentrant dans la pièce.
Dans sa tenue habituelle, elle se tint face à nous et nous invita à baisser nos armes. Nolvine et moi obéissions et tentions de décompresser, elle nous avait fait peur. Elle avait mis ses lunettes de protection noire au-dessus de son masque, on ne voyait pas son regard, mais on savait qu'elle nous regardait avec suspicion. Elle me fixa, et je ne me sentis pas très à l'aise, elle était imposante.
«
- Tu es Stélina, c'est ça?
- Oui...
- Donc, Carl est mort...
- Vous étiez proche?
- Il m'a sauvé la vie une fois, on a un peu sympathisé, mais sans être ami pour autant.
- Il a laissé une lettre...
- Je sais, je suis au courant. Il m'a dit de venir vous voir. Après tout il m'a engagé pour vous, pas pour lui.
- Je crois que...
- Carl m'a versé dix mille francs. De votre part, j'en ai reçu vingt mille. C'est bien, mais il manque encore vingt mille francs. Le contrat a été signé, et je suis encore à votre service pour cinq mois. Selon les modalités convenues, vous devez me verser dix mille francs d'ici deux mois.
- On peut parler d'argent une autre fois?
- Hors de question. Je tiens à vous rappeler votre engagement. Cela retombe sur vous désormais, je voulais juste mettre ça au clair ! Que voulez-vous que je fasse?
- Dans sa lettre, Carl nous recommande de chercher un puissant pour l'informer que Steve Valen fait parti de l'ordre noir et le livrer à... vous êtes au courant?
- Oui, et je trouve que c'est une idée complètement débile. La secte a peu de membres, mais la plupart d'entre eux se trouvent en Suisse. C'est bête hein? Et comme les puissants se comptent sur les doigts d'une main, vous avez de fortes chances de vous tromper.
- Et si on demandait à Züger? Il a été un puissant après tout... »
Moi, Stélina, j'ai réussi à clouer le bec à Zéxane.
Le problème, c'est que je clouai le mien par la même occasion et celui de Nolvine. J'eus le droit à des regards mêlant surprise et incompréhension, et le pire, c'est que je m'adressais le même. J'avais dit ça comme ça, je crois que c'est parce qu'elle m'intimidait. « On va dire que vous êtes fatiguées et que vous avez besoin de dormir. Je reviendrais demain matin. », nous dit Zéxane en s'en allant, non sans lancer d'une voix plus basse, « demander à Züger... N'importe quoi! » en passant près de moi. Elle s'en alla en claquant la porte.
Peu commode, je l'imaginais quand même plus... je ne sais pas, sociale.
Nolvine vint vers moi, surprise, mais n'aborda pas le sujet, se contentant de me dire que Zéxane avait raison, mieux valait aller dormir, après tout, la nuit porte conseil.
Et la nuit fut longue.
Nolvine et moi avons à peine dormi. On réfléchissait à ce qu'on pouvait faire, on repensait à Carl... bref, les émotions nous empêchaient de trouver le sommeil. Ce dernier vint nous faire fermer les yeux de force alors que nous commencions à être épuisées aussi bien physiquement que mentalement. À notre réveil, cependant, et pendant que nous déjeunions en attendant Zéxane, Nolvine me surprit en me disant que mon idée n'était pas si bête et s'avérait être notre seule chance. Züger avait fait partie des puissants, il avait été au sommet et était respecté. La vengeance de Carl l'avait fait fuir et il avait été banni du cercle des intouchables. Il devait certainement être entrain de boire pour oublier qu'il avait tout perdu, en attendant une occasion perdue de se racheter.
Pour Nolvine, il était clair que Carl n'apprécierait pas du tout notre décision, mais serait forcé d'admettre que Züger avait payé pour ses crimes. Carl avait tout perdu, Züger avait tout perdu, c'était œil pour œil, dent pour dent.
La dette était payée. Züger pouvait donc sortir de son bannissement, le plus dur serait de le convaincre. Cette perspective ne me réjouissait pas, et je dis à Nolvine qu'il fallait que je réfléchisse. J'errai un moment au sous-sol, et je relus plusieurs fois la lettre de Carl.
Il me manquait.
Beaucoup.
VOUS LISEZ
L'ombre des puissants
Science FictionSuisse, fin du XXIe siècle. Stélina est une jeune adolescente pleine de vie et indifférente aux problèmes de la société qui l'entoure. Elle ne se rend pas compte qu'elle vit dans un monde de plus en plus déshumanisé, absent de toute morale et en pro...