Chapitre 20 - Les puissants d'Helvétie

2 0 0
                                    


« D'après vous, combien y'a-t-il de personnes en Suisse qui vivent en dehors de la société, possèdent des milliards et des milliards de francs, se moquent des lois et de la justice et qui font partie de lobbys si influents qu'ils peuvent dicter leur façon de faire à notre gouvernement? »

Cette longue question, Carl nous l'avait posée après notre arrivée et nous avoir offert un café. Nolvine et moi ne savions que répondre. « Il vous suffit de compter le nombre de milliardaires dans le pays. Un milliardaire honnête, cela n'existe pas. Un millionnaire peut-être, mais pas une personne qui possède des milliards. La réponse était deux cents vingt, en comptant les enfants. » Nolvine lui répondit sur un ton un peu provocant qu'il était anti-riche. Carl sourit et lui rétorqua que c'était simplement une vérité. Pour acquérir une richesse aussi grande et démesurée, il fallait forcément, à un moment donné, faire quelque chose de mal et de risqué pour amplifier sa fortune. Il était clair que tous les milliardaires n'étaient pas une menace pour la population, mais bien les trois-quarts d'entre eux étaient des dangers publics qui manipulaient le peuple à leur convenance. Nolvine le regarda bizarrement, et moi aussi. Carl se resservit du café et réfléchit. «

- Je vais vous donner un exemple réel, nous dit-il, vous souvenez-vous qu'en deux mille cinquante-cinq, il y avait eu en Suisse, dans toutes les grandes villes, une manifestation appelée "la renaissance verte 3.0"?

- Oui, je crois... répondis-je.

- Dans les livres d'histoire, cet événement a été annoté comme étant un tournant dans l'énergie verte en Suisse. Un moment historique... Environ un million de personnes étaient dans la rue, rien qu'à Zürich.

- Ah je me souviens!, répondit Nolvine en le coupant, j'avais lu quelque chose là-dessus, ce n'était pas pour forcer la confédération à adopter l'énergie verte dans toute la Suisse?

- Exactement, le but de cette grande manifestation, qui évidemment avait fini par quelques émeutes, était de forcer la confédération et les cantons à accélérer leur transition énergétique pour être un pays cent pour cent vert dans les cinq ans à venir.

- Quelque chose me dit que vous allez tout gâcher, répondis-je en souriant.

- Les principales entreprises fournissant de l'électricité en Suisse sont des compagnies privées. Il y a par exemple BKW dans le canton de Berne, mais aussi Groupe E pour Fribourg, EKZ pour Zürich ou VO Énergies pour le canton de Vaud. Elles fournissent parfois aussi pour d'autres cantons. Toutes ses entreprises sont réunies sous une association pour défendre leurs intérêts.

- Un lobby quoi...

- Exactement, mais ça, c'est aux yeux du public. Et si je vous disais que les entreprises privées et publiques d'électricité sont toutes membres d'un même lobby qui est caché au public ? Tous les dirigeants de ces sociétés font partie des puissants, et leur revenu, à cette époque, commençait à stagner. Alors ils ont fait trois choses. La première, c'est qu'ils ont payé des comédiens pour créer un mouvement et manifester dans la rue. Je vous ai dit qu'il y avait un million de manifestants à Zürich, en réalité, les cent mille premiers qui menaient la marche étaient des comédiens, payés pour la mener, gérer les réseaux sociaux et "guider" le mécontentement populaire. Notez d'ailleurs qu'ils ont engagé principalement des femmes, histoire d'attirer les hommes. La deuxième chose, c'est qu'avant d'envoyer les comédiens dans la rue, ils se sont servi des médias pour diffuser l'idée que la transition devait s'accélérer. En parallèle, ils ont versé des millions à leurs amis au sommet des entreprises qui fournissent l'accès au web pour mettre en avant des séries, des films, des publicités en rapport avec un "futur plus vert et respectueux du climat". Dernière étape: manipuler les politiques. C'était la moins difficile, surtout qu'une partie d'entre eux étaient déjà convertis. Ils ont donc simplement eu à acheter le silence des sceptiques pour qu'ils ne fassent rien.

- Cela se serait vu un truc aussi gros, lui rétorqua Nolvine, surprise.

- Par qui? Les médias? Public comme privé, ces derniers sont commandés par des puissants, ce n'est pas eux qui allaient les dénoncer. Surtout qu'ils gagnaient tous à manipuler le peuple: plus de journaux vendus, plus de débat, plus d'audience... je vous ai dit, les puissants ne jouent que pour eux, ils n'ont pas d'ennemi.

- Mais pourquoi avoir fait ça, ils ont quoi à gagner?

- Les compagnies d'électricité ont toutes gagné des milliards après cet événement. Les projets de construction d'éoliennes, de panneaux solaires sur des villes entières se sont multipliés. La confédération elle-même a lancé des projets pour renforcer l'énergie hydraulique. Et le peuple lui, est convaincu d'avoir fait une bonne action, alors qu'il n'a été qu'un pion et qu'à la fin, il allait payer plus cher. Sans compter le côté écologique qui n'a été qu'une farce.

- Une farce? Ce n'est pas écologique une éolienne?

- Ce n'est pas le sujet. Ne restez jamais sur le sujet politique, les puissants se moquent de savoir si une éolienne est écologique ou non. Cette dernière ne les intéresse pas. Ils n'en font la promotion que parce qu'elle va leur rapporter. C'est tout. Maintenant, mettez-vous en tenue, on part courir! »

Ce que Carl nous racontait était parfois tellement... perturbant, qu'on se demandait s'il n'était pas fou. Cependant, il se concentrait toujours au maximum et faisait l'effort de trouver les bons mots. Il savait de quoi il parlait. Parfois, son regard un peu vide confirmait le fait qu'il avait vu ou entendu quelque chose qui avait totalement changé sa perception du monde. Je commençais à me poser la question : est-ce que chasser Züger avait déstabilisé ce monde d'ultra-riche? Ou au contraire, est-ce que Carl avait dû passer un pacte avec eux pour le faire fuir? Il n'y a pas à dire, je me méfiais de Carl.

En fait, c'était paradoxal. J'étais autant méfiante envers lui que je buvais ses paroles sans la moindre hésitation. Il avait modifié son trajet pour la course, cette fois-ci, c'était beaucoup plus dur et nous passions plus de temps à monter, si bien qu'à la fin, Nolvine, épuisée et essoufflée, râla. « Pourquoi on doit courir? On ne va pas attaquer le Palais fédéral... inutile de nous former pour être des commandos. » Mais Carl ne lui répondit pas. En fait, il ne lui répondait jamais.

Moi j'avais compris ce qu'il faisait. La course n'était pas importante, pas plus que le moment où il nous attaquait et nous apprenait à encaisser les coups. Il nous disciplinait, c'était ça son objectif. Il voulait que nous soyons structurées dans notre esprit, droites, et calmes. Nous devions gérer nos sentiments, ne pas suivre nos émotions et ne pas laisser notre cerveau nous conduire à la défaite. Il cherchait à ce que nous ayons le contrôle total de nous-mêmes. S'il ne lui répondait jamais, c'est parce qu'il la testait. Un jour, peut-être, râlerait-elle plus que de raison? Ce moment venu, choisirait-elle d'abandonner la course en clamant que cela ne sert à rien? Où se tairait-elle pour suivre l'entraînement jusqu'à la fin? Carl nous testait et nous formait en même temps. Finalement, il ne nous apprenait que deux choses : le fonctionnement du monde des puissants et à nous battre. Le reste, ce n'était que des tests. Comme j'étais dans une mentalité de revanche, je le compris très vite, mais Nolvine ne faisait que suivre, alors elle était plus lente à comprendre. Toutefois, je ne lui disais pas la vérité, j'étais curieuse de savoir jusqu'où elle me suivrait. La petite blonde était toujours un peu traumatisée par l'agression des jumeaux la semaine précédente, elle était plus à cran, plus colérique. Comme si elle en avait marre de ce monde, de la société et de tous les malheurs qui la composaient. Je sais également que toute cette histoire la fit repenser à son histoire à elle. Ses parents. Eux qui l'avaient humiliée publiquement, eux qui souriaient aux gens, alors que par-derrière il séquestrait leur fille à la cave, ne la nourrissait pas et l'obligeait à manger ses propres excréments. Ses parents étaient des criminels et pourtant ils dirigeaient un canton, Steve était dans la même situation. Que s'était-il donc passé dans ce pays pour que de telles choses arrivent?

Peu importe.

Nous allions y mettre fin.

Le reste du week-end se fit gris. Carl évitait chaque moment qui pouvait s'avérer un peu plus intime. Après le repas du soir, il s'éclipsait aussitôt. En dehors des entraînements et des discours, il n'était jamais là et restait seul. Avec Nolvine, nous étions convaincues qu'il faisait ça parce qu'il s'en voulait de nous avoir dit la vérité à propos de son ressenti. Cette situation perdura pendant trois mois. Ensuite...

Tout a radicalement changé.


L'ombre des puissantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant