6 -Giulian-

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07h45. Accoudé à son bureau, Giulian scrollait en diagonale les derniers mails reçus dans la nuit. Il nota à la va vite les taches urgentes à accomplir avant la fin de cette matinée déjà pleine à craquer.

Planifier une rencontre avec l'agent de cette nouvelle star montante du hip-hop parisien, organiser la prochaine réunion avec le staff complet de Divala, rappeler la responsable de la salle de spectacle de la Villette, répondre à l'assistante de cet animateur radio, qu'il ne pouvait pas encadrer, que oui, Bighach sera bien présent jeudi pour l'interview, renégocier les droits d'auteur de la princesse créole qui collabore sur le dernier album d'Avantgarde...

Il fallait qu'il répartisse chacune de ces missions aux bonnes personnes de son équipe mais il n'arrivait pas à se concentrer. Alors sur le net, il la chercha de nouveau. Partout. Frustré de n'avoir aucune photo récente de Sarah disponible sur les réseaux, il envoya valser son smartphone sur la pile de courrier à ouvrir. Il avait besoin d'un café.

Dire qu'il aurait pu ne jamais la croiser...

Le regard perdu devant les innombrables déclinaisons de boissons de la machine du couloir, il se demandait comment aurait tourné sa vie si Pedro n'avait pas insisté, il y a 20 ans ?

« Oh Djéè ! On bouge à la place là. Tu viens ? » qui lui avait proposé.

Il avait pourtant décliné, débordé tout autant qu'aujourd'hui par des taches ingrates qui n'étaient pas de son âge. Seulement Pedro, le connaissant mieux que personne à cette époque, avait sur trouver les mots.

« Ok mais tu vas rater vieux. Il y a de la meuf maintenant. »

« Quoi ? C'est quoi c't'histoire ? Vas-y c'est qui ? »

Alors il avait dérogé à sa propre règle qui lui interdisait de faire passer ses petites envies avant ses responsabilités.

Il se souvient que jour-là, le ciel était aussi chargé que son humeur. Et pour se détendre, pour se changer un peu les idées, il avait finalement accepté de venir, préférant encore une fois juger par lui-même. Il voulait voir si ça valait le coup de trainer dans ce quartier qui n'était pas le sien, dans lequel il n'y avait rien que ce tabac qui dépannait bien. Et apparemment quelques nanas sorties de nulle part. Des filles qui n'étaient pas de chez eux. Des filles dont aucuns grands frères ne possédaient ni les aller et venus ni leurs hobbys. Des filles plutôt jolies, nées dans la ville d'à côté.

Pedro l'avait prévenu dès le début. « Ne touche pas à Jessica, elle est à moi ». Il lui avait également promis qu'il lui ramènerait ce qu'il fallait pour se détendre, s'élever un peu, un temps.

Giulian revenait juste de chez sa tante à Paris. Il n'avait pas vu ses potes depuis une semaine, depuis qu'il avait dû le ramasser lui, son père, étalé sur le lino comme un déchet abandonné, un encombrant gênant juste devant les WC. Il avait même dû appeler les pompiers car ses claques n'avaient pas réussi à le réanimer. Alors il avait été hospitalisé, une nouvelle fois, avec tous ceux que la vie avait rendus fous, pour l'aider à remonter. Mais Giulian savait que jamais il n'y arriverait. Il était trop abimé. De la perte de sa femme, sa mère à lui qui lui manquait tant, son père jamais ne s'en remettrait. Giulian avait alors trouvé refuge une fois de plus chez le seul membre censé de cette famille qui lui restait. Un peu d'air, un peu de répit, un frigo bien garni et quelques billets pour le moral. C'étaient ses cures à lui.

Alors, ce jour là, il avait juste envie de fumer, de tout oublier. Quand il était entré dans ce bar perdu, de ce quartier pommé, il ne l'avait même pas vu. Il ne pensait qu'à Pedro et ce qu'il était censé ramener. Alors directement il l'avait rejoint, s'était assis à ses côté. Ensemble ils avaient roulé un de ces gros bédos réservés aux jours spéciaux. Ils s'étaient absentés un moment incertain, perchés sur un des bancs du square devant le bar de la Place. C'est une fois détendu seulement qu'il l'a aperçu. Leur première rencontre n'aura duré qu'une minute à peine. Le reste de la bande s'était levée et marchait droit vers eux. Il était 19h passées et les filles devaient rentrer. Elles étaient trois. Trois gamines qu'il voyait pour la première fois. Et elle. Elle qui avançait droit devant sans lever le nez de ses Sparco roses bonbons. Elle avait de longs cheveux foncés qui dégringolaient sur son sac à dos de la même couleur. Elle qui l'ignorait alors que ses deux copines se précipitaient vers eux pour leur faire la bise.

« Bye-bye, nous on taille », ajoutaient -elles.

Mais elle, elle se contenta de lancer un simple « ciao ». Ce simple mot, cette langue surement, durent lui faire écho car Giulian chercha à accrocher son regard.

C'est à ce moment, en cette seconde que leurs deux destins se sont télescopés. Cupidon venait de tirer. Plus qu'une flèche, il avait dû se tromper. Ou surement que lui aussi avait trop fumé. Ses yeux noirs venaient de l'emboutir, de le fracasser et une boulette mal écrasée venait de se coincer dans ses bronches. Giulian faillit s'étouffer dans sa fumée. Le temps qu'il s'en remette, elle avait déjà le dos tourné et elle s'en allait avec ses copines rejoindre sa famille, surement unie et sans soucis à l'image de ce quartier de richoux pourris.

Il fallut d'abord qu'il retrouve son souffle, puis qu'il réalise.

« C'est qui celle-là ? « demanda-il à Pedro en pointant le menton dans sa direction.

« Qui ça ?"

« A ton avis, la troisième du con, celle qui parle pas. »

« Celle-là, c'est Sarah. J'ai pas l'impression qu'on soit assez intéressants pour elle. »

Pedro souriait. Fier de lui.

« Gars, elle te plait ? C'est ton nouveau challenge, c'est ça ? »

Mais Giulian ne lui avait pas répondu.

On dit que les effets d'un coup de foudre sur le cœur et l'esprit se rapprocheraient de ceux de la cocaïne. Séisme de dopamine, tsunami d'endorphine, on ne dort plus, on ne mange plus... et l'accoutumance s'installe petit à petit. Puis, doucement, le cerveau retrouve ses capacités de jugement, l'euphorie retombe. Pour la plupart ; la folie meurt à petit feu et la passion s'éteint. Pour la plupart.

Car pour Giulian, depuis ce jour, depuis cette rencontre, ce premier regard par de là le puit sans fond de ses iris, de son âme, aucune logique, aucun raisonnement n'entrera plus en ligne de compte. Plus jamais. Mais ça, à cet âge, à ce moment-là, il ne le savait pas. Pas encore.

De retour à son bureau, il récupéra son portable et vérifia les dernières notifications qui venaient d'arriver.

Il s'affaissa avec le cœur lourd tout au fond de son fauteuil.

Rien.

Enfin si, plein, mais aucune réponse d'elle...

Flammes Jumelles, putain de Karma ! (En Cours)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant