Chapitre 3*

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Jeudi, dix-neuf heures. Tel un coucou suisse, ma sœur vient d'arriver devant mon travail, pile à l'heure. J'espérais au fond de moi qu'elle ait oublié. Après m'avoir saluée, elle me tend sa main dans laquelle je dépose la laisse ainsi que ma clé. Son sourire tendre me donne toute l'énergie nécessaire. Nous partons chacune de notre côté. Elle avec un clébard gémissant, moi lestée d'une lourde appréhension.

J'arrive à l'adresse indiquée avec un peu d'avance. Mes pas résonnent dans une vieille allée, typique du vieux Lyon. Je m'arrête au fond de la cour devant une enseigne plutôt tape à l'œil : 

« Sans Eux ».

Une femme m'ouvre. La sympathie de son accueil ne me semble pas surjouée pourtant, j'ai la sensation qu'elle en fait des tonnes.

— Un visage que je ne connais pas, chantonne-t-elle. Vous ne seriez pas Amélia ? J'ai reçu un appel à votre sujet.

Marina.

— Vous êtes ponctuelle, c'est très bien, continue-t-elle en me faisant signe de la suivre.

Quand je quitte ma veste, elle me tend un autocollant avec mon nom et me montre comment le placer. Je m'exécute, puis l'accompagne dans la vaste pièce d'à côté. Très haut de plafond, je ne peux m'empêcher de le remarquer. Très lumineux aussi. Je suis à peu près sûre que mon esprit se fixe sur ces détails sans intérêt pour canaliser mon stress.

Je me porte à la hauteur de la femme et constate qu'elle dispose des gobelets sur une table déjà bien garnie de biscuits et de quiches.

— Apéro dinatoire ? m'étonné-je.

— Se confier, ça creuse. Mais vous pouvez aussi amener des petites choses. Pour vous. Ou à partager aussi. Vous êtes allergique au gluten ?

Elle se tourne pour me mettre un plat de biscuits sous le nez.

— Non merci.

— Je cuisine pour chaque séance. La faim c'est l'ennemie de la réflexion !

Je perçois l'énergie positive débordant de cette femme. Que ça soit juste la bienveillance ou une drogue euphorisante, cela lui confère ce côté hippie pas désagréable.

Je m'installe sur une chaise pour patienter. Bien vite, la salle se remplit. Mes compagnons du soir sont très cosmopolites.

Et oui, le deuil, ça touche tout le monde.

Un léger brouhaha règne dans la pièce. En attendant les retardataires, certains papotent, d'autres se goinfrent.

Puis, la femme prend un bol tibétain qu'elle fait vibrer en le frottant avec son maillet. Conditionnées, les personnes se ruent en silence sur les chaises. Je regarde de tout part, envahie par l'appréhension. Mon cœur frappe fort dans ma poitrine et j'ai du mal à respirer correctement.

Je remarque que tous les participants ferment les yeux.

— Bienvenue à chacun d'entre vous, commence la femme. Je vois aujourd'hui deux nouveaux visages. Pour eux, je me présente: je suis Marielle. Je préside l'association depuis cinq ans déjà, à côté de ma profession de Sophrologue. Nous ne sommes pas au complet. Ce soir, il manquera Amaury et Ulrick, mais ils m'avaient prévenue de leur absence.

Le femme s'assoie dans le cercle et poursuit.

— Comme à notre habitude, pour se dire bonjour, nous allons faire un « tour des événements », c'est parti : Cette semaine j'ai ...

Avant de conclure sa phrase, elle déploie ses bras en direction de sa voisine.

— Bonjour, alors moi j'ai pu reprendre les épisodes de the Crown toute seule, enfin. J'ai pensé à Roger, bien sûr, mais j'en ai profité quand-même.

À la fin de sa phrase, tout le monde applaudit. L'encouragement, bien qu'assez mou à mon goût, semble satisfaire cette fluette dame qui se dandine sur son siège.

— Bonsoir... Cette semaine, balbutie son voisin, j'ai essayé de repasser par la rue... Mais c'était trop dur... alors j'ai fait un détour et...

L'homme cesse son discours avec pudeur. Je perçois l'énergie qu'il déploie pour ne pas pleurer. Les autres applaudissent pour compenser son silence.

— Cette semaine, les pompes-funèbres ont enfin remis la pierre sur le caveau, avec la gravure tout ça, tout ça, j'étais bien content, explique un homme dont le badge adhésif m'indique qu'il s'appelle René.

Je ne capte rien de ce que raconte la personne suivante et pour cause, à la fin de son speech, ce sera mon tour. Mes oreilles bourdonnent, elles sont brûlantes. J'ai un tambour militaire à la place du cœur, je sens que je ne vais pas y arriver.

— À toi, Amélia ? m'interpelle Marielle avec douceur.

Tous les regards sur moi me figent d'effroi. Je plonge mes yeux dans ceux de Marielle en quête de réconfort. Elle semble comprendre puisqu'elle continue.

— Amélia ? Et si tu te présentais simplement pour commencer ? Peux-tu nous expliquer pour qui tu es là ?

J'interprète ce passage au tutoiement comme mon acceptation dans le cercle. Cela me fait plaisir et m'étire un sourire. Je toussote pour éclaircir cette voix perdue au fond de ma gorge serrée. Les regards trop gentils de ces inconnus attisent ma réserve. Je préfère regarder mes genoux avant de me lancer.

— Je m'appelle Amélia. Je suis ici parce qu'il y a deux ans, j'ai perdu... Lui.

En relevant les yeux, je constate que ma réponse n'a pas suscité que du silence, elle a aussi figé Marielle dans un rictus curieux. Suspicieux, dubitatif ? Ou peut-être qu'elle bluffe ? Nerveusement, j'échappe un rire, mais celui-ci se percute à son sérieux, qu'elle maintient comme pour me signifier quelque chose que je suis bien incapable de saisir.

— Amélia ? C'est peut-être le bon moment de nous dire qui est lui ? insiste-t-elle avec douceur sans me lâcher du regard. Allez, tu peux le faire.

Fabien.... 

Soudain, je me sens portée par la bienveillance de cette femme, ni forcée, ni intimidée, je me surprends à soutenir son attention et finis par trouver le courage pour scander :

— Fabien !

Ça y est. C'est la première fois que je parviens à reprononcer son nom.

Ces mots, enfin libérés à haute voix, génèrent chez moi une drôle de réaction. Je tremble. Une digue solidement maintenue jusqu'à maintenant vient de céder. Ma poitrine sursaute dans un mélange de sanglots et de gémissements de douleur. Je n'arrive pas à me contrôler.

Personne n'applaudit. Pourquoi ?

Au travers du rideau de larmes qui couvre mes yeux, j' entrevois les émotions sur les visages de mes camarades. La compassion. Malgré cette sensation de ridicule et l'immense gène qui m'habite, devant tous ces gens je dépose enfin un peu mon fardeau parce que je m'y sens enfin autorisée.

— Vas au bout. Accueille tes larmes. C'est normal et sain de pleurer, vocalise Marielle dans un rythme chamanique.

Mes mains pour dissimuler mes yeux, j'éructe ma peine, pour la première fois en deux ans, jusqu'à hoqueter.

— Tu voudrais continuer ? interroge Marielle, accroupie devant moi. Sinon on peut aussi s'arrêter là pour aujourd'hui ?

C'est mutique que je termine la séance. J'ai entendu des horreurs. J'ai entendu des récits forts. J'ai entendu des avancées. J'ai compris que c'était possible.

Je suis la dernière à partir. Je ne sais pas pourquoi mais je n'avais pas envie de quitter les lieux.

— C'est très bien d'avoir réussi à parler, commente Marielle en fermant la porte derrière nous. Beaucoup ne le font pas à la première séance, bravo à toi.

— J'ai pas réussi à dire grand chose...

— Le verbal, le non verbal, tu as beaucoup exprimé aujourd'hui. Mardi, tu seras là ? Je ferai des muffins.

Après LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant