Chapitre 6 **

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— Comment t'es devenu l'assistant de Marielle ? demandé-je, curieuse.

— Par hasard. J'ai suivi des séances pour moi et quand j'ai arrêté, je me voyais bien aider ceux qui traversaient la même chose. Me rendre utile et porter assistance faisait déjà partie de moi depuis longtemps, alors ...

— Ha bon ? m'étonné-je.

— Oui, avec mon métier. Je suis pompier.

Pompier viking, souris-je dans mon for intérieur. Un sursaut dans mon esprit. Pompier-uniforme, uniforme-combinaison, combinaison-moto. Je suis toujours très forte pour tout ramener à Fabien. Mais là, allongée avec une vue directe sur l'espace, avec l'impression que chacun serait une de ces étoiles face à nous, je pense à eux tous. À Fabien, à Agathe, à Roger, à Emilie et à toutes ces personnes évoquées par leurs proches aux abois lors des séances, et que j'ai l'impression de connaître moi aussi. Cette énergie que déploient tous mes camarades à continuer sans eux est immense et la mienne, dont les résultats laissent parfois à désirer, semble infime, à côté.

— On vit de drôles de choses, hein... commenté-je à haute voix. Je trouve la vie sacrément merdique, par moment. Vous avez l'air tous d'être si forts...

— Parce qu'on a pas le choix. La maladie de ma petite sœur est tombée comme un couperet sur ma famille, poursuit-il. J'aurais tout donné pour qu'elle guérisse. Pour ça, la vie est sacrément merdique oui. Toute l'énergie et tous les muscles du monde sont inutiles face à cette saloperie de cancer.

La fin de sa phrase, légèrement chancelante, me ramène à tant d'émotions connues.

Je me sens mal pour lui tout à coup. Ulrik se confie à moi et je me rends compte que je ne sais pas comment l'écouter. Dois-je lui poser d'autres questions ? Devrais-je lui changer les idées ? Dans l'obscurité, mon sourire ne lui sera d'aucun secours.

Sans réfléchir, ma main se décale sur le plaid, en recherche de la sienne. J'ai un léger mouvement de recul quand j'arrive à son contact, mais vite, il enlace ses doigts aux miens et la serre. D'abord crispée, je sens ma main se décontracter progressivement et bientôt, je me surprends même à apprécier. C'est sans un bruit que notre conversation continue. Mon pouce posé sur le sien lui indique combien je suis désolée pour lui, le léger tremblement de sa paume me remercie pour ce soutien inopiné.

Ce moment de réconfort est troublé par une pensée qui me ramène à une réalité : c'est un homme. Mon dieu, je tiens la main d'un autre homme.

Mon cœur rate un battement. Comme si le temps s'arrêtait, je me fige de stupeur. Je viens vraiment de faire ça ?

A-t-il perçu mon trouble ou peut-être qu'il l'a-t-il ressenti au même moment, mais dans une expiration forcée, Ulrik retire sa main. Je n'arrive pas à savoir si j'en suis soulagée ou bien déçue.

— Et toi ? Qu'est-ce qui t'a amenée avec nous ?

— Ma sœur ! Elle est bien plus âgée que moi et se comporte comme une petite maman, bien plus que ma propre mère, avoué-je. C'est elle qui m'a inscrite et qui s'est occupée de tout.

— Elle a bien fait.

Nos discussions s'enchaînent facilement. J'imagine que les confessions que nous nous faisons l'un à l'autre sont possibles grâce à la nuit qui nous enveloppe, cachant toutes ces choses que nous n'aimons pas montrer. Les joues qui rosissent, les larmes qui montent et ces yeux qui en disent toujours plus qu'on ne voudrait.

Le clocher au loin marque le temps.

Minuit, une heure, deux heures...

Dans mon esprit, au fil des anecdotes qu'il me livre, une Agathe se matérialise. Son existence se déroule devant mes yeux, comme dans un film. Et je pleure cette enfant, inconnue pour moi, il y a encore quelques heures, mais si chère pour lui.

Je la visualise, marchant aux côtés de son frère ou jouant avec son cher Glaçon, entre deux rendez-vous à l'hôpital.

Elle rit, elle croque la vie. Elle a 17 ans et toute l'énergie de se battre contre une leucémie. La bataille fait rage, mais elle tient bon, car malgré l'écueil, elle y croit. Puis c'est une longue descente.

Perdant d'abord l'épaisseur de sa belle chevelure brune, puis les rasant un soir, dans sa chambre, à l'abri des regards.

La stupeur de ses parents au réveil, et cet appel de sa mère à Ulrik, hurlant son désespoir, exacerbé par cette étape tant redoutée. La pâleur de ses joues, la fatigue, la maigreur. Son sourire qu'on ne verra plus jamais dès lors. Les efforts de son frère pour ne jamais pleurer devant elle. Les espoirs qui disparaissent et le jour d'après, c'est elle.

Dans le secret de la nuit, je n'entends que cette voix grave qui me confie ces moments comme un lourd cadeau, animée par des inflexions d'émotions, témoins de sa retenue. En silence, je remercie l'obscurité de cacher ces larmes qui perlent de mes yeux.

Quand vient mon tour, je me rends compte que ce moment suspendu me permet de mettre des mots sur des pensées tues depuis si longtemps.

L'impression de le trahir à chaque fois que je voudrais penser à moi. Ma colère contre cette moto de malheur. La vie qu'elle m'a volée. Mon Fabien, si droit, si gentil que j'aurais dû garder dans mes bras ce jour-là. Ces projets, qui ne seront jamais menés. Ma solitude aussi.

Confronter ma peine à celle d'Ulrik a ce drôle d'effet sur moi. Elle me fait prendre la mesure des choses. Elle donne deux définitions distinctes à la notion d'injustice. La maladie subie – par une jeune personne qui plus est – face à l'impondérable, l'accident.

Pour la première fois, je n'ai pas envie de minimiser la peine de l'autre. Agathe était bien plus jeune que nous, Agathe était innocente. Bien plus que Fabien qui, lui, a vécu sa passion jusqu'à s'en brûler les ailes. Pointe alors en moi cette idée fixe : Il roulait à pleine vitesse, il connaissait les risques.

Il y a longtemps, ma mère avait eu une parole horrible à ce sujet. Mais enfouie sous une immense couche de maladresse, je ne pouvais pas comprendre la véritable idée qu'elle essayait de me communiquer.

Le temps m'aura ouvert les yeux. 

Après LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant