Chapitre 10 ***

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Tranquillement, un bol tibétain à la main, elle s'installe sur un coussin violet, juste à côté de nous.

Il est trop tard pour partir, me voici coincée dans ses parages. J'ancre mon regard dans celui de Mariam pour me rendre un peu de contenance.

— Le yoga des émotions, claironne-t-elle d'un coup faisant tinter le métal.

Je sursaute et frémis, surprise par ce cri.

— Ha, vous voyez, murmure-t-elle à présent, si je vous le répète avec cette voix douce, le message est différent. Les mots sont portés par les émotions. Elles leur donnent un poids, une intention. Elles déclenchent la réaction de celui qui la perçoit comme de celui qui la ressent. Mais, avez-vous que l'on peut l'entourlouper parfois. La yoga du rire est un bon exemple de gymnastique des émotions.

Et bla, et bla.

En résumé, on va faire semblant de ressentir des choses, ce qui permettra de débusquer des émotions enfouies et de peut-être les débloquer.

Merci Mariam. Dans un autre contexte, la douceur de Marielle aurait été un enchantement, mais dans le cas présent, tout en elle me nargue. Ainsi, pour moi, ses mains qui virevoltent au gré de ses explications ne font que répéter les mouvements exercés sur la peau de cet homme hier soir. Le cri qu'elle pousse a pour moi la même intonation que celui qui aura franchi ses lèvres, tandis qu'elle... Ses lèvres, ses cheveux, ses yeux : pour moi, tout son être entier persifle.

— Trouvez un partenaire, mais attention : chaque duo est composé d'un coussin turquoise et un violet !

À ce signal, les personnes présentes se pressent pour se retrouver par affinité. Loi des séries oblige, je réalise que Mariam et moi avons choisi toutes deux un turquoise. Elle se lève et court vers une dame âgée qui agite son coussin violet à son intention.

— Bon, il ne reste plus que toi et moi, sourit Marielle plantée devant moi, on va se mettre de ce côté, je compte sur toi pour donner l'exemple.

Elle me précède et se place au centre. Quand elle s'assoit, tout le monde en fait de même.

En tailleur, l'une en face de l'autre nous nous regardons. Marielle détourne un instant le regard pour donner des instructions. Premier exercice, la joie.

— Pensez à un événement qui vous a apporté de la joie dans ces derniers jours. Epousez cette émotion, laissez la vous envahir.

En silence, certains ferment leurs paupières avant de se fondre dans un sourire béat. Mariam glousse autant que sa partenaire. Et moi je regarde la mienne, tachant de ne pas trahir mon profond regret d'être ici.

Le bruit du bol tibetain clôt l'exercice. Marielle annonce la nouvelle émotion à produire, la tristesse.

Facile pour ceux qui ont côtoyé « sans Eux ».

Elle ne me lâche pas des yeux. Soudain, elle froisse son visage pour m'inciter à en faire de même.

— Pensez à un événement de votre semaine, sous l'aspect le plus triste ! intime-t-elle.

Un court silence suit sa demande, brisé d'un coup par des petits bruits de sanglots étouffés qui attirent mon attention. Marielle me recentre d'un claquement de langue.

Que veut-elle, que je pleure moi aussi ? Qu'est-ce qui a été triste pour moi cette semaine ? En plus de ma condition habituelle, je veux dire. De s'enticher d'un homme qui ne voudra pas de moi ? Mais ça, est-ce de la tristesse ou bien une saleté d'ego ? Il y a encore dix jours, je m'imaginais passer ma vie seule jusqu'à la fin, de toute façon. Non je n'ai pas le droit d'être triste.

Ou bien seulement un petit peu ?

Et toi, Amélia ?

—Moi, rien.

— Rien ? Même hier soir ? Quand tu es partie ? Ton petit minois en disait long pourtant.

Je ne vois pas ce que cela vient faire sur le tapis, pire, ça me donne une impression de couteau remué dans une plaie. J'ai beaucoup côtoyé Marielle, et malgré tout je sais qu'elle est pétrie de bienveillance. Sa demande n'est pas cynique mais je la trouve culottée, si bien que je suis incapable de répondre quoi que ce soit de sensé.

— C'est que... hésité-je, avec Ulrik...

— Oui, je suis désolée, mais ça a été plus fort que moi. Je l'ai vu et je n'ai pas résisté. Mais bon, tu aurais pu rester, je n'avais besoin que de quelques minutes pour le soulager en fin de compte.

— Hein ? éructé-je, estomaquée.

— Oui, en temps normal, je fais pas ça, mais il en avait tant besoin... et je suis presque une experte en la matière.

Ma bouche s'ouvre de stupeur. Je la savais libérée et cette conversation, si elle avait été au sujet de n'importe qui d'autre, m'aurait sans doute fait rire. Mais là, c'est une épingle qui s'enfonce dans ma peau millimètre par millimètre.

— D'habitude, je le fais pas avec un assistant, c'est trop intime... mais bon, c'est les vacances. je peux faire un écart. Et la certitude de lui avoir fait du bien est une satisfaction. J'avais mon petit rôle à jouer, c'est fait.

Me voici qui m'étouffe avec ma propre salive. Je n'avais pas besoin de tant de détails. À mesure de ses explications, s'animent sous mes yeux toutes sortes de pensées gênantes à leurs sujet. Qu'elle ose ainsi se vanter de sa nuit avec Ulrik est si inconvenant que j'en viens à me demander si elle ne fait pas tout cela pour me nuire. Aurait-elle perçu le trouble que cet homme amorce chez moi ? La douce et si bienveillante Marielle sort de son rôle pour montrer un peu de perfidie.

Chasse gardée, message reçu.

Je finis cet atelier en pilote automatique. Il faut rire, je ris. Il faut crier, je crie. Mais à l'intérieur c'est un immense vide. Je me sens si ridicule d'avoir osé espérer quoi que ce soit avec Ulrik.

Fabien, s'il voyait ça, se moquerait de moi et il aurait raison. Oser s'écarter de notre chemin pour ce résultat ? 

Après LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant