Chapitre 15 *

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Après une bonne nuit de sommeil, bien que courte, je me réveille très tôt, toujours aussi légère. Dans quelques minutes Ulrik arrivera. Je me prépare donc rapidement malgré ma fatigue, des idées plein la tête, qui fusent dans tous les sens.

Avant de rejoindre son car, direction la vallée de la Tarentaise, Ulrik passe chez moi, déposer Glaçon, comme nous avons convenu hier soir.

À peine la porte ouverte, Glaçon se faufile entre mes jambes et rentre dans ma yourte, comme s'il était chez lui. Ulrik se rapproche et embrasse tendrement le creux de ma bouche, puis me tend un mini sac. Il me donne quelques recommandations, ou plutôt devrais-je dire, m'implore quelques souplesses, comme le fait de laisser dormir Glaçon au pied du lit. Je promets de prendre soin de cet invité de choix.

— J'ai mon téléphone avec moi. N'hésites pas à me joindre si t'as un problème ou... juste envie de parler, annonce-t-il en hissant son immense sac à son dos.

Sourire en coin, il s'approche en silence. Glaçon, lové dans mes bras à présent, ne bouge même pas une oreille quand son maître se penche pour déposer un baiser sur ma joue. Il ne réagit pas non plus à mon cœur qui bat la chamade quand à mon tour, hissée sur la pointe des pieds, je m'enhardis et embrasse ses lèvres.

La douceur dans le regard d'Ulrik est une arme redoutable, je fonds. Il est sur le point de s'en aller, et même si je sais que nous allons vite nous revoir, mon cœur, par réflexe sans doute, se serre.

— Trois jours ? me surprends-je à déclamer, dessinant le contour de sa plaie sur la joue.

— Trois, confirme-t-il.

Des papillons dans le ventre , je referme la porte derrière lui.

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Me voici seule, avec toutes mes questions. Les deux chiens dans le même panier, collés l'un contre l'autre, sont si adorables. Un geste suffit pour les retrouver devant la porte. la magie de la laisse, en quelque sorte.

Je pars promener mes deux poilus le cœur léger. Je m'amuse de voir les deux compères copier les comportements de l'autre. Quand il suit Glaçon, Stark trottine d'une manière assez étonnante. Je dirais qu'il essaye de caler sa vitesse à celle de son ami chihuahua. Ce dernier au contraire, s'engaillardit et s'imagine du même gabarit que Stark. Un vrai sketch.

En tous cas, ils s'entendent bien, et je distingue beaucoup de choses dans leur harmonie.

Mon chien est à mon image et ses évolutions représentent les miennes. Il me délivre aussi malgré lui un message, dans sa manière d'accueillir Ulrik dans ses parages et c'est agréable à voir.

— Oh ! C'est rigolo de les voir marcher l'un à côté de l'autre, ces deux-là, en harmonie, comme leurs maîtres, s'amuse Marielle.

Les deux toutous tirent dans sa direction. Accoudée à la rambarde de sa terrasse, elle me salue, tout sourire, puis propose de partager un moment avec elle. Stark et Glaçon lui font la fête tandis que je monte les trois marches qui nous séparent.

— Marielle ? Pas d'ateliers aujourd'hui ?

— J'ai dû annuler, faute de participants. Ils sont presque tous partis pour la rando. répond-elle en me servant une boisson inconnue où flottent des herbes.

Je soulève mon verre et l'inspecte, c'est vert, presque opaque et ça sent la grillade. Ça ne me dit rien qui vaille.

— Breuvage dont j'ai le secret ! commente-t-elle.

Impossible de réfréner ce sourire malicieux qui naît sur mes lèvres. Je vais vraiment boire ça ? Tous les secrets n'ont pas besoin d'être divulgués, si ?

Marielle, même en vacances, ne peut s'empêcher de jauger nos humeurs et nos cœurs. Ainsi, elle me questionne, mais je tiens bon et garde précieusement tout ce qui concerne Ulrik et moi. Elle s'inquiète aussi de mon moral.

J'imagine que ce don de soi aux autres est sa béquille pour survivre à l'insupportable. Je ne sais pas ce qui me prend quand j'ose lui poser ouvertement la question.

— Et toi Marielle? Je suis curieuse, mais d'où te viens cette force ? Tu as toujours eu cette résilience ?

— Non, comme toi, ça a été le fruit d'un long travail sur moi...

Pour la première fois, l'écoute change de côté et elle me livre, sans filtre, le récit tragique et ce chemin de croix pour se relever.

C'est en 2015 que tout s'écroule pour elle. La mort tragique de ses deux fils lors d'un concert de Hard-Rock au Bataclan. Le gouffre. Puis son mariage, implosant dans un incommensurable chagrin, ingérable autant pour elle que pour son ex-mari. Après quelques mois de thérapie, elle commença à suivre des ateliers dans l'association « Sans Eux » de façon tellement assidue et efficace qu'elle a fini par en devenir la présidente voilà un peu plus de cinq ans.

Il y a quelque temps, Ulrik m'avait expliqué ses propres motivations, sous-entendant par la même occasion celles de Marielle. C'est la première fois que cette dernière me donne sa version. Tout ce que j'en savais avant ne venait que de « on-dit » ou ce qu'elle voulait bien montrer. Par exemple, un fort penchant pour la téquila en vacances, la cuisine, se mêler des affaires des autres, mais le plus important, faire le bien autour d'elle. Son évolution est un exemple que je voudrais suivre, c'est indéniable.

Assez rapidement, elle dévie le sujet sur moi et m'incite à ressasser : Fabien, son absence, et ma nouvelle vie.

Marielle utilise ses techniques pour aller chercher l'essence d'une pensée et bercée dans sa bienveillance, j'arrive enfin à verbaliser ce que je cachais au fond de mon cœur.

Ces multiples au revoir à Fabien, qui furent à chaque fois une étape difficile.

Ces deux années, j'ai voulu conserver précieusement sur moi ou chez moi toutes ces choses qui le représentaient, comme pour le garder encore un peu lui aussi.

Mais, même si je m'accroche encore aux dernières bribes, aux derniers symboles, aux derniers souvenirs, c'est inexorable, je les sème petit à petit sur la route de ma rémission.

— Ces dernières fois avec lui qui se muent en première fois sans lui, c'est horrible à vivre ! lui confié-je.

— Oui, et pourtant, la majorité de ces étapes, tu les as traversées et les autres tu les traverseras encore. En avoir conscience fait partie du deuil. Un au-revoir après l'autre, Amélia !

Sa réponse me plonge malgré moi dans ce passé à la fois si lointain et si proche :

La première semaine, devoir sortir du frigo et manger les toutes dernières lasagnes que Fabien m'aura cuisinées. Perdue entre le manque d'appétit causé par le deuil et le devoir de finir le dernier repas qu'il m'ait préparé. Et dont je n'ai même pas profité : les larmes altèrent le goût, de toute façon.

Changer sa taie et reformer son oreiller furent des douleurs atroces.

Le premier noël, et cette première fois chez ses parents sans lui, quel désastre.

La première fois que j'ai dû me priver de sa voix sur son répondeur, quand son numéro de téléphone a été réattribué...

La première nuit, la première séance de cinéma...

Accepter que ma vie continue sans lui aura été le résultat d'un long processus.

Aujourd'hui, apprendre à vivre avec quelqu'un à nouveau, connaître sa vie, sa famille, se laisser aimer une seconde fois, ça ne me fait plus peur. Il ne reste plus qu'à me lancer, car je sais à présent que j'en suis capable.

Marielle, une main compatissante sur mon épaule, fait vibrer un son qui pour une fois ne me sort pas de mon recueillement. Au contraire, il l'accompagne.

— Amélia, quel mental, quelle force. Tu es un exemple de réussite de notre méthode. Tu as su utiliser les bonnes clés au bon moment, je suis si fière de toi.

Ces mots résonnent en moi. Ce compliment me réchauffe le cœur et je ne parviens pas à retenir mes larmes, un sourire aux lèvres.

Après LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant