Chapitre 6 *

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Dans mon confortable lit je tâche de me détendre, ancrant mon esprit aux sons festifs au loin.

Peine perdue, mon cerveau mouline.

Cette fois, tout est différent. Je ne songe pas qu'à lui, mais à moi, et à tout ce que j'ai traversé.

La force de l'esprit.

La force de l'esprit, c'est cette capacité qu'il a à ne pas laisser de vide. Si une info vous manque, vous allez, d'une manière ou d'une autre, combler vous-même. Une question sans réponse est un nid fertile pour les idées les plus pessimistes, les plus noires.

Ce fameux dimanche d'avril, quand j'ai reçu l'appel de la mère de Fabien, cette fourbe partie de mon calvaire a débuté.

Fabien était mort, voici la seule certitude qu'on avait pu me donner.

Avait-il souffert ? À quoi avait-il pu penser quand il a compris que c'était la fin ? D'ailleurs, était-il mort sur le coup ou avait-t-il eu conscience de ce qu'il lui arrivait ?

La semaine suivante, j'avais remué ciel et terre pour comprendre.

Il était loin devant ses amis quand c'est arrivé, aucun n'avait réellement vu l'accident. Tout ce qui nous a été dit relevait de la conclusion d'une enquête basique. Vitesse excessive, un usager qui ne respecte pas la priorité à droite et percute la moto de mon homme. Fabien, mort sur le bas-côté.

Plus tard, j'apprendrais que le conducteur du véhicule n'avait eu que du sursis tandis que mon cœur, lui, avait pris la perpétuité.

Tout ne s'était joué qu'à une seconde. La seconde qui a détruit ma vie. Et si une chose avait été différente, serait-il encore là ? À l'époque, je me rendais folle à imaginer comment j'aurais pu éviter tout cela. En lui réclamant un autre bisou ou le retenant de toutes mes forces ?

Je ne voulais pas être celle qui entravait sa vie, mais si j'avais dérogé ce jour-là et exigé qu'il n'y aille pas, tout aurait été différent.

Ces pensées débiles me hantaient continuellement.

Et puis parfois aussi, je m'imaginais dans sa peau. À travers ses yeux clairs, je me voyais piloter cette moto, et brodais toutes les informations dont je ne disposais pas. La peur. Le regret de la vitesse. Celui de la douleur. Cette vision d'un futur qui s'arrêtait là.

Pourquoi pensé-je à cela ce soir, alors que je me sentais si bien toute la journée ?

L'élastique !

Cette souffrance auto-infligée à mon esprit est cette fois-ci rejetée par un élan de courage, ou de force.

D'un coup, sans même y réfléchir, je suis déjà debout à me rhabiller. En moins de deux minutes, je suis en dehors de mon mobil-home avec un Stark motivé.

J'entends la musique et les sons d'un possible karaoké, en tout cas, ça chante à l'autre bout du camp; ce qui me décide à partir dans l'autre sens, côté berge. Il est presque dix heures, le soleil est couché, mais la nuit n'est pas encore totalement noire. Je distingue les arbres, le sentier à suivre pour ne pas m'égarer.

J'arrive enfin au bout du bois qui donne sur un large pré longeant le lac. Un petit vent caresse mon visage. J'ai bien fait de sortir, j'en avais vraiment besoin.

M'approchant du bord, je ferme les yeux pour profiter des bienfaits de cette cacophonie apaisante, mélange de grillons, de cloches lointaines et des bruits de l'eau que Stark boit à grandes lampées.

Il se redresse d'un coup et tire sur la laisse en grognant. Rassurant mon chien en lui parlant doucement, je scrute le paysage et perçois une forme à une dizaine de mètres de nous. En m'approchant, je comprends que c'est une personne allongée sur un plaid. Je la salue poliment, prête à rebrousser chemin.

— Bonsoir ... Amélia, répond une voix grave.

Je reconnais immédiatement la voix d'Ulrick et ce timbre calme Stark instantanément. Je me doutais qu'il serait là cette semaine, mais je ne m'attendais pas à le croiser maintenant.

— Que fais-tu ici, t'es perdue ? demande-t-il, se redressant sur ses avant-bras.

— Je n'arrivais pas à dormir, fallait que je sorte. Et toi ? Alors tu dors ici ? Les mobil-homes étaient trop coûteux ?

—Non, je me suis isolé pour être sûr de ne pas croiser ta tronche, surenchérit-il, mais c'est raté.

La pénombre masque les expressions de son visage, mais au son de sa voix j'imagine qu'il ironise.

— Je regarde les étoiles, continue-t-il, et la jolie pleine lune qui se cache derrière un gros nuage. Je ne m'attendais pas à croiser le monstre et sa mini maîtresse.

Là, j'en suis certaine, il me taquine. Voulant m'accroupir pour mieux le distinguer, je m'approche bien trop près et m'en rend compte au dernier moment. Déséquilibrée, je finis sur les fesses, attaquée par la tête de Stark qui y voit une opportunité de câlin, ce qui fait rire Ulrick.

— Bon, reprend-t-il, pourquoi t'arrives pas à dormir ? Et surtout, explique-moi pourquoi t'étais couchée avant dix heures ?

— Le sommeil, annoncé-je, c'est là que je me réfugie quand... Et il n'y a pas de télé là où je loge.

— Il n'y en a nulle part ici. La télé est là, regarde.

Il pointe le ciel du doigt. La masse nuageuse s'est écartée, nous offrant une vue magnifique.

— J'avais vu ton nom sur la liste, mais je ne savais pas si tu allais vraiment venir. Dis-moi alors, comment vas-tu – Amélia – ?

Comment-vais-je ? Voici une question que l'on n'a jamais arrêté de me poser depuis deux ans. Elle m'insupporte et, je la trouve malhonnête. Cette façon de donner l'impression qu'on s'intéresse, sans le moindre investissement émotionnel.

Et si je leur réponds que ça ne va pas, que feront-ils de plus, tous ? Rien. La question dans sa version complète et franche serait donc : Comment vas-tu, mais par pitié, réponds que ça va, qu'on passe à autre chose.

— Je n'arrive plus à savoir comment je vais. J'ai l'impression que plus j'avance et plus je m'en veux d'aller mieux. Chaque étape est un voile supplémentaire que je pose sur son image. Il est de plus en plus flou. J'ai l'impression de l'abandonner.

Ulrick laisse planer un court silence, durant lequel je regrette de m'être livrée ainsi. J'avoue que je m'étonne de la facilité avec laquelle je viens de lui confier ces dernières paroles. Un simple « ça va » serait passé, j'en suis certaine, alors pourquoi diable en ai-je rajouté ?

— Ça m'a fait exactement la même chose pour ma sœur. Cette sensation passera un jour, c'est promis.

Le ton amical de sa voix m'étire un sourire.

— Bon ! Tu vas rester assise ou tu t'allonges ? ajoute-t-il en se décalant pour me laisser une place. C'est mieux pour voir les étoiles ! Si tu restes comme ça, tu vas te bloquer le cou. Et je vais pas te manger, je sais me tenir !

Après une seconde d'hésitation, je m'étale sur le bord de son plaid. Prenant soin de ne surtout pas regarder sans sa direction.

— De toute façon, t'es pas mon genre, râlé-je.

Le ciel a un côté hypnotique tout à fait plaisant. Je ressens toute l'immensité du spectacle sous mes yeux. Pendant quelques minutes, c'est dans un silence total que nous profitons de cette beauté. Si la lune n'était pas là, j'en verrais sans doute plus, mais quel spectacle.

Après LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant