Chapitre 4 - Rosin-Requin

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Les conversations chuchotées des nobles installés dans l'une des salles de bal du palais royal bruissaient. Cela rappelait au jeune homme le bruit des aiguilles des pins marins lors des tempêtes de vent qui secouaient parfois les côtes de Meisea. Il attendait que son nom soit appelé, de l'autre côté de lourdes portes de bois ouvragés qui dépeignaient le couronnement du premier roi du royaume. Parfaitement immobile, Rosin-Requin s'imaginait allongé au fond de l'océan, sur un lit d'algues rouges parfumés afin de calmer les battements erratiques de son cœur. Le doute n'était pas permis : il savait au plus profond de son être que son nom allait être appelé, qu'il allait recevoir les honneurs du roi mais une peur primaire lui nouait les entrailles. Dans les hauts murs de marbre blanc du palais, il redevenait un enfant effrayé qui préférait la compagnie des étoiles de mer et des requins Mako plutôt que des nobles qui le surplombaient de toute leur hauteur.

— Cent-seize, marmonna Océan-Orque dans sa barbe lorsqu'il passa furtivement près de son ami.

Il avait une méthode de relaxation bien différente. Cela faisait dix bonnes minutes qu'il tournait en rond comme un poisson lune dans un aquarium trop petit pour lui en marmonnant le nombre de ses pas entre ses dents. Sa peau noire avait perdu des couleurs, le stress lui dévorait toute sa mélanine. Rosin-Requin ferma les yeux, invoqua le reflet du soleil dansant sur la surface de la mer vue d'en bas. Son appréhension ne diminuait pas mais devenait plus facile à surmonter. Il n'avait pas mis un pied au palais depuis plus d'un an, il essayait de l'éviter le plus possible pour ne pas tomber nez à nez avec un certain portrait qui lui déchirait le cœur. À cette pensée, sa détermination se renforça et sa peur s'évanouit. Rosin-Requin rouvrit les yeux et déplia ses doigts. D'un geste délicat, il caressa la bague qui paressait au bout d'une chaîne nacrée qu'il portait en collier. Les perles de corail roulaient sous le plat de son pouce. L'écho du rire se délita dans ses oreilles. Tout cela, il l'accomplissait pour elle ; pour la venger. Sa mère ne croyait pas en la vengeance – elle préférait les enseignements de Cymopolée – mais la colère de Rorqual coulait dans ses veines comme si elle était sienne. Lui aussi avait perdu celle qu'il aimait. Lui aussi avait voulu tout détruire pour châtier ceux qui la lui avait enlevée. Le jeune homme était sûr que le dieu Baleine Bleue le comprenait mieux que quiconque.

— Rosin-Requin du Phare ! tonna une voix de baryton.

Il était prêt.

Le jeune homme redressa les épaules et la tête avant de franchir les rideaux de velours bleu clair qui masquait les officiers de marine aux yeux inquisiteurs des nobles. Il cligna des paupières devant la lumière crue. Il manqua de mettre un main en coupe au-dessus de ses sourcils pour protéger sa rétine, mais son éducation lui en empêcha à la dernière seconde. Un chemin en ligne droite lui avait été dégagé pour qu'il puisse se rendre aux pieds du roi sans encombre. Les chaises des invités étaient disposées tout autour. C'était un spectacle et Rosin-Requin en était le clou. Des têtes blanchies par de la poudre, des sourires dissimulés sous des éventails en forme de vagues, des murmures assourdissants. Le jeune homme n'avait d'attention que pour le roi Mahé-Manta qui, assis sur son trône, imposait le respect. Vêtu de son hermine traditionnel et de sa couronne constituée de perle d'huître et de fanons de Baleine Bleue, le roi semblait bien être un descendant de Rorqual. C'était ce que les légendes affirmaient, que Cymopolée et Rorqual avaient placé leurs enfants sur le trône de Meisea afin de s'assurer que le royaume soit toujours bien gouverné. Rosin-Requin ignorait s'il y croyait réellement, mais la famille des Eaux Infinies faisait tout pour que cette rumeur persiste. Le bruit de ses bottines résonnait sous le très haut plafond. Le jeune homme arriva enfin devant Mahé-Manta et s'agenouilla devant son roi avec déférence. Il garda son regard fixé sur les talonnettes dorées du roi. À l'extrémité de sa vision, il le perçut ouvrir grand les bras pour prendre les nobles à témoin.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant