Chapitre 12 - Clélie-Corail

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Perchée au sommet du nid-de-pie, ruisselante sous l'averse, Clélie-Corail observait les mers se déchaîner. Prises dans un combat sempiternel, les courants le forçaient les unes contre les autres. L'écume moussait au milieu du chaos et des parties entières du pont étaient recouvertes de l'épaisse mousse blanchâtre. Le ciel était nuageux, pourtant il ne faisait pas sombre. Les rayons du soleil perçaient le voile de pluie et jouaient avec les gouttes. Clélie-Corail était trempée jusqu'aux os. Ses vêtements avaient épousé son corps filiforme et elle avait rangé ses lunettes dans l'une des poches de son manteau pour pouvoir lever le visage vers la pluie sans les abîmer. Ses nattes ne gorgeaient d'eau et leur poids lui tirait la nuque. Nina, de corvée de gouvernail, jurait haut et fort à chaque vague qui secouait le Scylla. Plusieurs filles s'activaient sur le pont, pour limiter les dégâts qu'apporteraient inévitablement la tempête. La jeune femme restait cachée tant qu'on n'hurlait pas son nom afin qu'elle vienne en aide. Les tempêtes lui rappelaient les rares temps joyeux de son enfance. Peu de personnes appréciaient se tenir dans l'œil d'un cyclone, mais Clélie-Corail ne s'était jamais sentie aussi calme, aussi apaisée qu'au milieu des intempéries. Là où les bourrasques étaient si fortes qu'elle n'entendait pas ses pensées. Là où elle pouvait se fondre dans le décor et se rêver être une fille-tempête, composée d'eau et de sel. Une déferlante s'invita sur le pont du Scylla et faucha Tiphaine qui ne recula pas assez vite. Clélie-Corail fut projetée dans ses souvenirs.

C'était par une tempête semblable à celle-ci qu'elle s'était éclipsée de chez elle sans permission pour la première fois. Suite à une énième dispute qui avait fait trembler les murs de la maison à propos de ses fiançailles. Ses parents ne la croyaient pas sincères lorsqu'elle criait qu'elle préférait mourir plutôt que d'épouser un homme qui avait une fille de son âge. Ils l'estimaient difficile, capricieuse et pourrie gâtée : pourquoi refuserait-elle un mariage avec l'un des hommes les plus influents de Meisea ? Ils l'avaient congédié dans sa chambre alors que les tremblements du tonnerre et le roulement des vagues faisaient cliqueter les lustres de cristal. Sa chambre l'étouffait. Les murs se rapprochaient d'elle, encore et encore. Clélie-Corail avait du mal à respirer. La jeune fille avait ouvert les grandes fenêtres et la pluie s'était engouffrée à l'intérieur. Les éclairs lançaient leur lumière sur son lit défait où gisait une carte détaillé de Boucanier. Ce n'était pas assez. Elle s'était débarrassée de ses jupons, de ses bijoux et de tout ce qui l'encombrait pour n'être qu'en fond de robe. Son savant chignon orné de lapis-lazulis était trop long à défaire. Elle avait besoin de sortir, maintenant. Clélie-Corail avait tiré sa coiffeuse jusqu'à ses fenêtres avant de s'y percher. Ses fenêtres donnaient directement sur la mer en contrebas. Les vagues s'écrasaient sur les rochers sur lesquels étaient construits la demeure des Contre-Courants. La jeune fille savait que le fond de la mer n'était pas de galets, mais de sable. Alors elle avait sauté, tête la première en direction de la mer. Dès que son corps était entré dans l'eau, ses angoisses s'étaient calmées. Clélie-Corail avait effectué quelques brasses dans l'océan agité, sous les regards curieux des animaux marins qui luttaient pour ne pas être projeté sur les rochers. Elle avait nagé jusqu'à la plage de galets où elle avait flanqué une peur bleue à Rosin-Requin. Comme elle s'en doutait, son ami était assis sur la plage et surfait dans les vagues avec une planche de bois mort qu'il avait confectionné lui-même. Il l'avait vu émerger de l'eau, telle une sirène vengeresse et avait hurlé de peur. Lorsque le rire de Clélie-Corail avait retenti dans la tempête, il s'était mis à la poursuivre sans relâche pour se venger. Hors d'haleine, riant aux éclats, les deux s'étaient allongés sur la plage et contemplaient la pluie d'en bas. Clélie-Corail s'était mise à grelotter et Rosin-Requin lui avait prêté sa chemise. Main dans la main, ils ne disaient plus rien et profitaient simplement de la présence de l'autre. Plus d'une fois, Clélie-Corail avait été tentée de lui avouer les manigances de ses parents à propos de ses fiançailles, le secret lui pesait si lourd qu'elle se noyait trop souvent. Mais elle connaissait Rosin-Requin plus qu'elle ne se connaissait elle-même. Si elle lui avait confié ses tourments, Rosin se serait mis à genoux devant elle sans la moindre hésitation. Il l'aurait demandé en mariage ici-même, trempé jusqu'aux os, torse nu et sans bague à lui offrir. Elle aurait voulu dire oui. Le sourire de Rosin-Requin valait toutes les tempêtes du royaume. Cependant leurs cœurs se seraient tout de même brisés le lendemain, quand Clélie-Corail aurait été forcé d'accepter la main de Salmar-Seiche. Et lorsque Rosin-Requin se serait opposé, on lui aurait ri au nez. Un bonheur factice au goût amer.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant