Chapitre 16 - Marlise-Méduse

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De la poussière dégringola de l'étagère sur laquelle elle était perchée, lui tirant un éternuement peu discret. Indigne d'une princesse héritière, elle se serait sûrement fait réprimander si elle n'était pas l'unique personne dans la bibliothèque. Fermée en raison de l'heure tardive, Marlise-Méduse s'y était glissée grâce à la grosse clef rouillée passe-partout qui lui avait offert lors de ses noces avec Valentin-Vive. Cette clef, qui faisait la taille de sa paume, avait jadis été d'une couleur aussi dorée que les Aqua d'or. Forgée à la demande de la première reine de Meisea, dont le nom et le visage était tombé dans l'oubli, le nom de sa lignée y était inscrit dans un ancien dialecte. Lorsque Marlise-Méduse avait rejoint les rangs de la dynastie des Eaux Infinies, le roi lui avait légué cette clef qui ouvrait chaque porte du palais. Sa femme, détentrice de ce trésor, s'était éteinte avant de pouvoir l'offrir à l'épouse de son fils. Cette clef était le meilleur atout de la jeune femme. Elle lui permettait de se déplacer dans le palais, seule, et d'ouvrir chaque pièce qu'elle désirait sans avoir à informer quiconque de ses déplacements. La légende murmurait que la première reine de Meisea l'avait fait façonner pour surveiller les agissements du roi qui, gravement malade, s'évanouissait souvent sans raison apparente. Marlise-Méduse l'ignorait pas que cette légende conditionnait ce qu'on attendait de son comportement : une épouse dévouée, docile et aimante, prête à se priver de sommeil pour veiller aux besoins de son aimé. Cependant, il était beaucoup plus excitant d'user ce brillant passe-partout pour fouiller dans des endroits susceptibles de percer les mystères qui s'épaississaient autour de Meisea.

Marlise-Méduse repoussa sa natte replète derrière son épaule en soupirant d'aise. La cour était dans une ébullition inconfortable depuis la dernière semaine. Les rumeurs enflaient si forts que de simples bruits de couleur se transformaient en déclarations invérifiées. Elle était sujette à des regards inquisiteurs, à des promesses de loyauté éternelle qui lui arrachaient des frissons. L'atmosphère étouffante l'ensevelissait entre quatre murs. Le calme plat et le bruissement des ailes des papillons de nuit qui hantaient la bibliothèque étaient un si agréable changement que Marlise-Méduse se sentit plus légère. Vêtue d'une simple robe de nuit, d'une modeste tresse, elle était enfin une ordinaire jeune femme d'une vingtaine d'années. À la lumière de sa lanterne, Marlise-Méduse avait gravi l'échelle qui menait aux plus hautes étagères. Le haut des ouvrages était recouvert d'une épaisse couche de poussière qui tombait dans ses yeux à chaque fois qu'elle tentait d'attraper un livre. La jeune femme se tordait le cou à déchiffrer le titre des recueils. Sans chercher un nom en particulier, elle souhaitait quelque chose de précis et cela sa tâche d'investigation beaucoup plus complexe. Les ouï-dire qui régnaient sur la cour d'une main de maître concernaient les dieux Baleines Bleues, plus particulièrement leurs possibles réincarnations. Depuis que le Scylla avait dérobé la relique de Cymopolée, au nez et à la barbe des prêtresses les plus aguerries de Meisea, les nobles étaient persuadés que les dieux vaguaient de nouveau sur le royaume qu'ils avaient créé. Le vol de la relique signifiait à leurs yeux, un retour à l'époque précédant la mort de Cymopolée et Rorqual. Marlise-Méduse n'y croyait guère, mais elle se demandait d'où venait les rumeurs. Quel fait les avait fait courir ainsi ? Quelle part de vérité contenait-elle ? Personne n'ignorait que les dieux étaient morts, il y a de ça quatre cent ans. N'importe quel enfant était capable de réciter des poèmes contant la longue agonie de Cymopolée, la surdité des hommes et la colère de Rorqual. Afin de la réparer à son union avec Valentin-Vive, son père la faisait répéter encore et encore les moindres mythes divins connus. Marlise-Méduse pouvait les réciter dans son sommeil.

Les dieux étaient morts, Cymopolée puis Rorqual. La faute ne revenait pas à un quelconque adversaire providentiel capable de rivaliser avec la puissance des Baleines Bleues mais bien aux hommes. À leurs arrogances, à leurs cruautés. Alors que Meisea connaissait une croissance technologique impressionnante, les hommes polluaient sans aucune considération pour la nature et les dieux qui les entouraient. Ils jetaient leurs déchets immondes dans le cœur de Cymopolée : au fond du Puits. Ce gouffre aux profondeurs abyssales était vu comme la meilleure décharge naturelle qu'on aurait pu trouver. Chaque jour, les déchets s'accumulaient au fond du Puits de Cymopolée et la déesse dépérissait. Elle mourrait à petit feu, tuée par ses propres créations. Rorqual s'efforçait de résonner avec les hommes alors que sa bien-aimée perdait toutes ses forces. Bientôt, la déesse ne put même plus esquisser le moindre mouvement et ses créations étaient insensibles à sa souffrance. Cymopolée succomba à sa maladie et Rorqual entra dans une colère si furieuse que les Méséens, encore aujourd'hui, préféraient le culte de son épouse, terrifiés par les émotions dévastatrices du dieu. Rorqual, que le deuil rendait invincible, souleva le fond du Puits de Cymopolée et des décennies de déchets humains se déversèrent sur le Lagon dans un raz-de-marée destructeur. Dans l'espoir de se faire pardonner, que les dieux Baleines Bleues reviennent un jour vagabonder sur Meisea, les hommes faisaient couler des offrandes dans le Puits de Cymopolée. L'ancienne déchèterie fut transformée en gigantesque autel.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant